En marge du Forum africain sur les systèmes alimentaires 2025 qui se tient à Dakar, le ministre marocain de l’Agriculture, de la Pêche maritime, du Développement rural et des Eaux et Forêts, M. Ahmed El Bouari, revient, dans cet entretien accordé au Soleil, sur les grands enseignements de l’expérience marocaine. Il évoque les succès du Plan Maroc Vert et de la stratégie Génération Green, détaille les efforts d’adaptation au changement climatique et met en lumière la coopération exemplaire entre le Maroc et le Sénégal, modèle de partenariat Sud-Sud au service de la sécurité alimentaire du continent.
Vous êtes à Dakar pour participer au Forum africain sur les systèmes alimentaires. Quelles leçons le Maroc peut-il partager avec les autres pays africains pour réussir le pari de la souveraineté alimentaire ?
Les crises successives, qu’elles soient sanitaires, économiques ou environnementales, nous rappellent que la sécurité et la souveraineté alimentaires ne sont plus des choix, mais une nécessité. Elles ont montré que la dépendance aux importations expose nos pays aux aléas des marchés mondiaux et à des décisions extérieures qui peuvent fragiliser notre sécurité alimentaire. C’est pourquoi le Maroc a choisi d’agir en profondeur à travers ses stratégies agricoles. Nous avons renforcé la production locale, modernisé les chaînes de valeur et soutenu les agriculteurs, en particulier les petits exploitants. En parallèle, nous avons investi dans la gestion durable de nos ressources, notamment l’eau, afin de garantir la continuité de la production agricole tout en veillant à l’équilibre entre croissance économique, développement social et protection de l’environnement. Concrètement, nous avons mis en place des contrats-programmes avec les filières agricoles pour améliorer la productivité et répondre à la demande intérieure, tout en renforçant notre présence sur les marchés internationaux. Nous avons encouragé l’investissement agricole et agro-industriel, facilité l’accès au foncier et au financement pour les exploitants, et accompagné les jeunes entrepreneurs ruraux ainsi que les coopératives agricoles. En parallèle, nous avons travaillé à fluidifier la commercialisation et la distribution des produits, à stabiliser les prix sur les marchés et à garantir un revenu satisfaisant aux agriculteurs grâce à des dispositifs de protection sociale et d’assurance agricole. Enfin, nous avons intégré la dimension environnementale, en développant une agriculture plus résiliente et éco-efficiente, capable de s’adapter aux effets du changement climatique.
Le Maroc est un pays semi-aride, mais il est, aujourd’hui, considéré comme un géant agricole en Afrique. Quel est le secret de ce succès ?
Ce succès est le fruit d’une vision stratégique de long terme. Alors que notre climat semi-aride pouvait représenter un handicap, le Maroc a su transformer cette contrainte en levier d’innovation. Depuis une quinzaine d’années, nous avons mis en œuvre des politiques ambitieuses qui nous ont permis de devenir un leader continental dans la production et l’exportation de tomates, d’agrumes ou encore d’huile d’olive. Le tournant a été le lancement du « Plan Maroc Vert » en 2008. Ce plan visait à moderniser les grandes exploitations performantes tout en soutenant les petits agriculteurs. En une décennie, la valeur ajoutée agricole a fortement progressé, représentant, aujourd’hui, environ 13 % du Pib national. Puis, en 2020, nous avons lancé la stratégie « Génération Green », qui met l’accent sur la durabilité, l’entrepreneuriat rural et la sécurité alimentaire. La gestion de l’eau a été un facteur clé. Nous avons investi massivement dans les systèmes d’irrigation goutte-à-goutte, la construction de barrages, l’interconnexion des bassins hydrauliques et le dessalement de l’eau de mer. Des projets structurants comme la station de dessalement de Chtouka, qui irrigue 15.000 hectares, ou celle en cours de Dakhla pour 5.000 hectares, en sont des exemples concrets. Par ailleurs, notre agriculture s’est ouverte aux nouvelles technologies. L’usage de capteurs, de drones, de l’agriculture de précision et de semences résilientes a transformé nos pratiques. Nos instituts de recherche, comme l’Inra (Institut national de recherche agronomique), développent des variétés adaptées aux stress hydriques et aux maladies. Enfin, nous encourageons de plus en plus des pratiques durables comme l’agroécologie, la gestion intégrée des ressources en eau et la diversification des cultures.
Quel bilan tirez-vous du « Plan Maroc Vert » (2008-2020) ?
Le « Plan Maroc Vert » a profondément transformé notre agriculture et ses effets se mesurent sur trois plans : économique, social et environnemental. Sur le plan économique, il a permis une croissance annuelle moyenne du Pib agricole de 4,7 % et une multiplication par 2,7 de la valeur de nos exportations agricoles. Sur le plan social, il a contribué à améliorer de 47 % le revenu des agriculteurs et à augmenter de 45 % le salaire minimum agricole. Il a aussi permis d’atteindre des niveaux élevés d’autosuffisance : 100 % pour les fruits et légumes, 99 % pour le lait et la viande, 53 % pour les céréales et 44 % pour le sucre. Le Maroc a même atteint, dès 2013, avec deux ans d’avance, l’Objectif du millénaire de réduction de l’extrême pauvreté et de la faim fixé par l’Onu. Enfin, sur le plan environnemental, le « Plan Maroc Vert » a accompagné l’adaptation de l’agriculture aux changements climatiques. Nous avons économisé près de 2 milliards de m³ d’eau d’irrigation, développé des sources d’eau non conventionnelles et mis en place des assurances multirisques climatiques pour protéger les cultures et l’arboriculture fruitière.
Comment l’agriculture marocaine s’adapte-t-elle aujourd’hui au changement climatique ?
Nous avons pleinement conscience que le changement climatique est l’un des plus grands défis pour l’avenir de notre agriculture. Les épisodes de sécheresse récurrents et la pression croissante sur les ressources hydriques exigent une transformation profonde vers une agriculture durable et « climato-intelligente ». C’est dans ce sens que nos deux stratégies agricoles successives – le « Plan Maroc Vert » et « Génération Green » – ont intégré des programmes spécifiques. Nous avons déployé le programme national d’économie de l’eau d’irrigation, réhabilité la petite et moyenne hydraulique, et développé des partenariats public-privé pour le dessalement de l’eau de mer, souvent couplé aux énergies renouvelables, comme à Dakhla avec un parc éolien. Nous encourageons aussi la transition énergétique dans l’agriculture, avec l’objectif de couvrir 20 % des superficies irriguées par l’énergie solaire d’ici à 2030. Nous développons des cultures plus résilientes et valorisantes, comme les plantations fruitières, qui participent aussi à la séquestration du carbone. Nous promouvons l’agriculture biologique, les produits de terroir et des pratiques durables comme le semis direct. Enfin, nous veillons à préserver les écosystèmes vulnérables – oasis, zones de montagne, parcours pastoraux – et à encourager l’innovation grâce à la recherche scientifique et à la Green Tech.
Le Sénégal et le Maroc ont engagé plusieurs partenariats agricoles. Quels en sont les principaux acquis ?
Nos deux pays partagent des réalités similaires : climat semi-aride, stress hydrique, pluviométrie irrégulière, pertes postrécolte importantes et forte dépendance aux importations alimentaires. Face à ces défis, nous avons choisi de renforcer notre coopération, qui est aujourd’hui un modèle de partenariat Sud-Sud. Depuis 2015, plusieurs accords ont été conclus : un protocole sur le développement des filières animales et la santé animale, des partenariats pour soutenir la petite agriculture et améliorer les infrastructures rurales, et en 2022, une coopération entre la Sorec (Société royale d’encouragement du cheval) et le Sénégal pour l’amélioration génétique du cheptel. Cette coopération ne se limite pas aux échanges commerciaux. Elle touche aussi le partage d’expertise, avec le transfert d’expérience du Plan Maroc Vert et de Génération Green, la formation de cadres et d’étudiants sénégalais dans nos instituts agricoles, et la mise en œuvre de projets conjoints, financés notamment par le Groupe OCP ou le Crédit Agricole du Maroc. En somme, le Maroc et le Sénégal démontrent qu’en mutualisant leurs forces et en misant sur leurs propres expertises, les pays africains peuvent construire ensemble la souveraineté alimentaire du continent.
Entretien réalisé par Seydou KA