Au cœur de l’effervescence dakaroise, sur les trottoirs animés de Diamalaye, des femmes se battent, chaque jour, pour assurer la subsistance de leur famille. Entre le parfum des cacahuètes fraîchement grillées et l’odeur iodée de l’océan, elles déploient une énergie inépuisable, transformant les défis quotidiens en autant d’opportunités pour prouver leur résilience. Leurs petits commerces, bien que précaires, sont le pilier d’une dignité farouchement défendue, le symbole d’une survie.
Anta Diop, 35 ans, vient d’enfouir, après saumurage et séchage, des graines d’arachide dans une poêle remplie de sable chaud et posée sur des braises. Il est 17 heures. La mère de famille a installé son étal à la sauvette sur le trottoir jouxtant le supermarché Auchan de Diamalaye. Écumoire à la main droite, elle tourne et retourne le sable avec dextérité afin, dit-elle, de donner une texture uniforme aux graines. « Je ne voudrais pas cramer les graines, au risque d’en perdre une bonne quantité. Je dois être vigilante pour avoir, à la fin, des cacahuètes croquantes », explique-t-elle, le faciès enveloppé par une fumée noire suffocante. Peu à peu, l’odeur terreuse des cacahuètes commence à titiller les narines. Les graines, bien grillées, sont extraites de la poêle par le truchement d’un tamis, avant d’être ensachées une fois refroidies. L’histoire de cette femme, dont le commerce est certes petit, mais nourrit une grande famille, est quelque peu atypique. « Je suis mère de cinq enfants dont la subsistance dépend de la sueur de mon front », lance-t-elle. Empoignée par le destin et se remémorant le décès, en 2018, de son mari, Anta s’est muée en mère de famille « gorgorlu ». Elle a refusé, depuis toujours, de tendre la main, synonyme de camouflet social. Ainsi, elle enchaîna plusieurs petits métiers. « Lavandière, femme de ménage, j’ai quasiment tout fait », raconte la mère de famille, avant de trouver un point de chute dans ce métier qui, bien que modeste, lui permet de ne pas gagner assez, mais suffisant pour honorer les trois repas quotidiens. « Mes revenus ne sont pas fixes. Il est difficile de prédire la somme que l’on va gagner à la fin de la journée », explique Anta Diop. Toutefois, assure-t-elle, ses revenus journaliers peuvent varier entre 2000 et 3000 FCfa, mais elle espère tout de même faire prospérer davantage son business. « Si je parviens à faire des économies considérables, je vais, peut-être, ouvrir une boutique. Je vais y exposer d’autres produits plus chers », souhaite la mère de famille, d’une voix teintée d’espoir.
Une lutte quotidienne pour la vendeuse d’eau
Il est 19 heures au moment où nous prenons congé d’Anta. Le soleil commence à disparaître derrière les habitations de Diamalaye. L’air chargé d’embruns marins adoucit la température, tandis que des bouchons commencent à se former au niveau du rond-point. Une silhouette filiforme slalome, gesticule et se faufile entre les véhicules, un seau d’eau sur la tête. Tout comme Anta, cette autre mère de famille tente tant bien que mal d’écouler sa marchandise avant le crépuscule qui se dessine à l’horizon. La mine peu joviale, qui frise une amertume mal dissimulée, Leïla Ndoye semble être lasse. « Je n’ai pas vendu beaucoup de sachets d’eau. C’est exaspérant de savoir qu’on a des bouches à nourrir alors que l’activité ne marche pas bien », fulmine-t-elle. À la différence d’Anta, Leïla vit avec son mari aux Parcelles assainies. Mais, explique-t-elle, les revenus de son époux ne permettent pas de couvrir toutes les dépenses. Loin d’être une flemmarde, elle a choisi de mettre la main à la pâte, sous peine de voir sa famille s’enliser davantage dans la paupérisation. « Il fallait que j’aide mon mari pour assurer les besoins de la famille. Et je me suis tout de suite lancée dans ce business. Dieu merci, je me réjouis des modestes sommes que je gagne. Je peux avoir entre 1500 et 4000 FCfa », explique Leïla, sans préciser le nombre de ses enfants. « En tout cas, j’ai une grande famille à nourrir », ajoute-t-elle.
Un sacrifice pour le foyer
Plus loin, sur cette voie menant directement à la plage, une autre vendeuse, l’étal clairsemé, se dispute le trottoir avec les passants. Sofia Camara a laissé sa famille au village. Elle a fait le choix difficile de quitter ses parents âgés et ses jeunes frères et sœurs pour venir chercher, dans la capitale, un travail qui pourrait leur assurer une vie meilleure. Cette séparation est un sacrifice quotidien, une douleur sourde qu’elle porte en elle, mais elle est nécessaire. « Ce travail, c’est ce qui me permet de subvenir aux besoins de ma famille », précise Sofia d’une voix douce mais ferme. Habituée à la vente de fruits saisonniers qu’elle achète auprès des grossistes pour en tirer profit, cette jeune femme incarne l’esprit du « gorgorlu ». Ainsi, chaque pièce qu’elle gagne est mise de côté, une partie infime étant conservée pour ses propres besoins et le reste envoyé aussitôt au village. Cependant, l’abondance du fruit saisonnier, actuellement la mangue, réduit drastiquement ses revenus. La morosité se lit sur son visage buriné. « Le prix du kilogramme varie entre 500 FCfa et 1000. Je suis obligée d’envoyer une bonne partie des recettes au village », explique la vendeuse, précisant que cela varie entre 30 000 et 50 000 FCfa chaque fin du mois. De ces destins croisés sur les trottoirs de Diamalaye émane une force inébranlable. Anta, Leïla et Sofia, chacune à sa manière, incarnent la résilience et l’ingéniosité face à la conjoncture. Leurs petits commerces, fruit d’un labeur acharné et d’un esprit de sacrifice immense, sont bien plus que de simples gagne-pain ; elles sont le pilier de familles entières, le moteur d’une dignité farouchement défendue. Alors que le crépuscule enveloppe Dakar, ces femmes continuent de se battre, leurs espoirs et rêves tissés dans la trame de chaque transaction, de chaque effort renouvelé, prouvant que même les plus modestes des commerces peuvent nourrir de grandes familles.
Pathé NIANG