En l’espace de quelques semaines, deux figures majeures qui ont eu une influence décisive sur la pensée africaine nous ont quittés : l’écrivain congolais Valentin-Yves Mudimbe (le 22 avril 2025) et le romancier kényan Ngugi wa Thiong’o (le 28 mai). Si le premier, à qui nous avions consacré une chronique dans ces mêmes colonnes, s’est fait connaître à travers le concept de « bibliothèque coloniale », le second est entré dans le panthéon de la littérature africaine avec son ouvrage « Décoloniser l’esprit » (1986), un recueil d’essais sur le rôle de la langue dans la construction de la culture, de l’histoire et de l’identité nationale.
Plus qu’une œuvre littéraire, c’est une profession de foi. À partir de ce moment, celui qui a abandonné son prénom occidental, James, a pris la décision radicale d’abandonner l’anglais pour ne plus écrire que dans sa langue natale, le kikuyu. Par ce geste audacieux, Ngugi wa Thiong’o entendait s’ériger contre le « linguicide » (le meurtre des langues africaines par la colonisation en les reléguant à la catégorie de sous-langues), montrant que la colonialité est essentiellement épistémique.
« Il a revitalisé les langues africaines, longtemps dénigrées comme étant incapables d’exprimer la modernité de manière intelligible », estimait Evan Mwangi, professeur de littérature à l’université américaine de Northwestern.
Beaucoup estimaient qu’il était fou en se lançant dans une telle entreprise – on se demandait qui achèterait les livres. Pourtant, Ngugi n’a fait que ce que d’autres écrivains majeurs de l’histoire ont fait : écrire dans la langue de leur peuple plutôt que dans celle de l’élite. Ngugi wa Thiong’o a fait des émules à l’image d’un Boubacar Boris Diop qui, lui aussi, a décidé de ne plus écrire ses romans qu’en wolof.
Une façon, pour reprendre la formule d’un confrère, de bâtir une case wolof dans la cour de Molière. Son dernier roman « Bàmmelu Kocc Barma » a été publié en 2018 dans cette langue avant d’être traduit en français en mai 2024 sous le titre « Un tombeau pour Kinne Gaajo ».
À travers l’héroïne, Kinne Gaajo, à la fois prostituée et écrivaine en langue wolof, Boris revendique l’affirmation d’une identité qui résiste à l’hégémonie coloniale et postcoloniale. Malgré la voie ouverte par ces pionniers (Ngugi wa Thiong’o et Boubacar Boris Diop), pour les écrivains africains, écrire dans les langues nationales ne va pas de choix. On se demande toujours qui va les lire ? Certains ironisent sur le fait que le roman de Boris en wolof compte probablement plus de lecteurs en France qu’au pays de Kocc Barma.
D’autres ne manquent pas de souligner la relation ambiguë entre ces figures littéraires panafricaines avec l’ancienne puissance coloniale. Dans son ouvrage intitulé « Les bons ressentiments : essai sur le malaise post-colonial » (Riveneuve, 2023), l’écrivain sénégalais El Hadji Souleymane Gassama, dit Elgas, met à nu les « contradictions » et les « incohérences » des « prophètes de l’authentique », dont, pour la plupart, dit-il, le certificat de notoriété a été tamponné en France.
Bref, la colonisation, à travers la langue qu’elle nous a léguée, reste une épine dans le pied des Africains. Une blessure dont on ne se guérit jamais. Si on l’enlève on meurt, si on la laisse elle nous handicape à vie.
À défaut donc de pouvoir se débarrasser rapidement de la langue du colon, devenue « un trophée de guerre » (Kateb Yacine), le pluralisme linguistique reste la voie la plus raisonnable. Penser de langue à langue, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Souleymane Bachir Diagne. Mais pour cela, il faut l’existence d’un corpus en langues nationales. Le fait que les gens posent comme préalable l’existence d’un lectorat pour écrire des œuvres littéraires en langues nationales montre combien il est urgent de « décoloniser l’esprit » des Africains.
On oublie très souvent que l’existence d’un corpus littéraire est un élément essentiel dans l’enseignement d’une langue.
Que serait devenus l’anglais, l’italien ou le russe sans les œuvres de Shakespeare, Dante et Tolstoï ? Pour enseigner le pulaar ou le wolof à l’école, on a besoin de supports.
C’est à travers des œuvres laissées à la postérité que nos écrivains contribueront à donner à nos langues leurs lettres de noblesse. seydou.ka@lesoleil.sn