Dans cette interview, l’économiste et analyste environnemental et financier, Dr Serigne Moussa Dia, décortique les enjeux de la restructuration de la dette. Pour lui, le refus du Sénégal a du sens économique.
Le Premier ministre, Ousmane Sonko, a rejeté la proposition de restructuration de la dette. Comment analysez-vous cette position ainsi que les critiques qu’elle a suscitées ?
Je comprends cette critique, mais elle confond deux choses différentes. Il y a une différence entre : refuser une restructuration parce qu’on ignore la crise, et refuser une restructuration parce qu’on estime qu’une alternative existe et est plus souveraine. Le gouvernement choisit la seconde option. Et je pense qu’il a raison. Pourquoi le refus a-t-il du sens économique ? Commençons par les fondamentaux. Oui, la dette du Sénégal atteint 132 % du Pib. Oui, le service de la dette absorbe 40 % des revenus. Mais la situation n’est pas aussi catastrophique qu’elle paraît.
D’abord, le Sénégal entre dans une nouvelle phase économique. L’exploitation pétrolière du champ de Sangomar commence réellement. Les revenus sont estimés entre 1.128 milliards de Fcfa et 1.692 milliards de Fcfa annuels à partir de 2026-2027. À titre de comparaison, si le budget de l’État est de 2.900 milliards de Fcfa, cela change complètement l’équation. Si nous utilisons correctement ces revenus pétroliers, avec 30 à 40 % en fonds souverain, 40 % en remboursement de dette, 20 à 30 % en investissements publics, nous pouvons, en quatre ou cinq ans, réduire le ratio dette/Pib de 132 % à entre 80 et 90 %. Deuxièmement, il y a une confusion.
Nous pensons souvent que cette restructuration équivaut à une seule solution. Faux. La restructuration n’est qu’un moyen parmi d’autres de gérer une crise de la dette. L’autre moyen est une croissance rapide combinée à la discipline budgétaire. Le Fmi a récemment publié des analyses montrant que le Sénégal, avec une croissance de 6-7 % et une discipline fiscale, peut sortir de la crise sans restructuration. C’est techniquement viable. Troisièmement, la restructuration ne signifie pas « allègement ».
La plupart des restructurations debt-for-equity ou debt-for-climate impliquent que les créanciers perdent de l’argent. Mais après une restructuration forcée, l’État reste marqué au fer rouge pendant des années. Les coûts d’emprunt restent élevés. L’accès aux marchés revient lentement – généralement 3 à 5 ans plus tard. Pourquoi le gouvernement dit-il éviter cela ? Restructurer maintenant nous fermerait les marchés pour 5 ans. Alors qu’attendre 2 ou 3 ans, avec la croissance pétrolière, nous permet une sortie propre.
Ce refus a-t-il des limites ?
Oui, soyons honnêtes, le refus a des limites. La première limite est qu’il requiert que les revenus pétroliers arrivent réellement et soient gérés de manière disciplinée. Si les revenus tardent ou sont mal utilisés, nous nous retrouverons dans une situation plus grave dans deux ans. C’est un pari. Mais c’est un pari calculé. Le gouvernement a mis en place des mécanismes de gouvernance tels qu’un audit indépendant, un fonds souverain, et la transparence pour minimiser ce risque. La deuxième limite est que les marchés sont impatients. Même si votre stratégie est mathématiquement viable, les investisseurs peuvent ne pas vouloir attendre 18–24 mois.
C’est pourquoi les obligations montent à 16% de rendement. Mais là aussi, le gouvernement a une réponse. Les sukuk et les obligations vertes ne sont pas juste des « outils d’urgence ». C’est une stratégie délibérée pour diversifier les investisseurs, de sorte qu’on ne dépende pas uniquement du marché international classique. La troisième limite est que la discipline fiscale doit être réelle, pas cosmétique. L’administration fiscale sénégalaise est faible. Il faudra des réformes profondes. Mais le gouvernement l’a reconnu et a commencé. Aujourd’hui, la vraie question n’est pas de restructurer ou non. La vraie question est comment gérer la transition avec le moins de coûts sociaux possible. Ainsi, le premier scénario (restructuration maintenant) va apporter un soulagement immédiat (300 – 400 milliards de Fcfa/an libérés), mais avec des coûts à long terme, qui ont pour conséquences la fermeture des marchés et une prime de risque élevée pendant 3 à 5 ans, sans oublier un impact social à moyen terme négatif.
Le scénario 2 repose sur la croissance pétrolière plus la discipline. Ainsi, des couts à court terme plus élevés (austérité fiscale, même minimale), mais une meilleure trajectoire à long terme. En plus, un impact social avec le maintien de l’accès aux marchés et la possibilité de continuer à emprunter pour des investissements sociaux. Le gouvernement choisit le scénario 2 parce qu’il estime que c’est le meilleur pour les conditions de vie des Sénégalais. Je pense qu’il a raison.
Les eurobonds sénégalais se négocient à 78 centimes pour un euro, avec des rendements au-delà de 16 %. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est grave, mais pas catastrophique. Et je vais vous expliquer pourquoi. D’abord, il y a un contexte de court terme. La baisse des obligations sénégalaises suit directement le discours du Premier ministre. Les investisseurs ont paniqué. Si le gouvernement refuse la restructuration, mais n’a pas de plan alternatif clair, que se passe-t-il ? C’est une réaction irrationnelle de court terme. Elle reflète l’incertitude, pas la réalité économique. Mais cette incertitude se dissipera rapidement, je pense, pour trois raisons. La première est que les revenus pétroliers deviennent visibles. À partir de 2026, les revenus pétroliers de Sangomar vont monter. Les investisseurs verront concrètement que le Sénégal a une nouvelle source de revenus. Cela réduira la prime de risque. C’est un calendrier prévisible. Les obligations devraient commencer à rebondir à la mi-2026, quand les revenus réels apparaîtront. La deuxième raison est que les sukuk et les obligations vertes vont fonctionner.
La première émission de sukuk a levé 405 milliards de Fcfa, trois fois l’objectif. C’est un signal très clair. Il existe une demande pour les obligations sénégalaises, même en temps de crise, à condition que le produit soit bien structuré. Les obligations vertes auront le même succès, sinon meilleur. Et c’est parce que le Sénégal a les crédits climatiques. Les investisseurs Esg cherchent précisément ce type de projets qui reposent sur l’adaptation côtière, les énergies renouvelables et l’agriculture climatique. Quand vous montrez aux investisseurs que vous levez 200 – 300 milliards de Fcfa en sukuk plus 100 ou 200 milliards de Fcfa en obligations vertes, vous prouvez que vous avez accès à du financement alternatif.
Cela réduit la panique. La troisième raison est que la croissance sénégalaise en 2024 – 2025 a été solide, malgré la crise (10 – 12 % avec pétrole, 3 – 4 % hors pétrole). Cela montre que l’économie réelle est résiliente. Au fur et à mesure que la croissance se consolide et que les revenus pétroliers commencent, les agences de notation (S&P, Moody’s) commenceront à améliorer leur évaluation. Cela ramènera les investisseurs institutionnels (fonds de pension, assurances) qui avaient quitté.
Quelles sont les perspectives sur les marchés ?
À court terme, soit entre 6 et 12 mois, les rendements resteront élevés, entre 12 et 15 %. C’est inconfortable, mais pas insolvable. Le gouvernement peut continuer à rouler sa dette, notamment sur le marché régional où les conditions sont meilleures. À moyen terme, soit entre 12 et 24 mois, supposons que les revenus pétroliers arrivent comme prévu et que le gouvernement améliore la mobilisation fiscale, situation combinée aux sukuk et obligations vertes levés comme attendu, alors les rendements devraient descendre à 10 ou 12 %.
Ainsi, les agences de notation améliorent légèrement la notation, et graduellement les investisseurs reviennent. À long terme (24 mois ou plus), si la croissance est au rendez-vous, la discipline est réelle et le ratio dette/Pib descend, les obligations sénégalaises deviennent plus intéressantes. Les rendements convergeraient vers 8 – 10 % – toujours un peu élevés (prime de risque pour l’Afrique), mais raisonnables.
Entretien réalisé par Demba DIENG

