L’une des plus grandes incongruités du secteur artisanal sénégalais, c’est sans nul doute la filière cuirs et peaux. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le Sénégal importe plus de 80 % de ses besoins en cuir. Alors que chaque année, plusieurs milliers, voire millions de bêtes sont immolées, la demande en cuir ne cesse d’augmenter, tout comme les prix.
Plus de 9 millions de peaux de bêtes sont produites chaque année au Sénégal. Elles sont réparties entre bovins, ovins et caprins. Les chiffres sont du maire de Ngaye Meckhé, Magatte Wade. Paradoxalement, le Sénégal continue d’importer massivement du cuir. Il dépend largement des importations pour satisfaire la demande en cuir fini et en produits dérivés. Les chiffres révèlent que 80 % du cuir utilisé par les artisans locaux proviennent d’Italie, principalement sous forme de résidus et de chutes de cuir. Une incongruité au regard du potentiel dont dispose le pays. « C’est une aberration d’exporter du brut ou du ‘wet blue’ et d’importer des déchets de cuir. Il faut développer une industrie de tannage et réguler les exportations, les importations », clame Magatte Wade. Selon lui, pour développer la filière, c’est toute une chaîne de valeur qu’il faut mettre en place, allant de l’agriculture au cuir poli et fini. Mais le premier jalon à poser, à ses yeux, c’est d’interdire l’exportation des peaux brutes et de réduire la trop grande dépendance à l’extérieur en matière de cuir. Même si les statistiques ne donnent pas d’informations précises, le simple nombre de bêtes immolées à l’occasion des événements religieux suffit pour se faire une idée du potentiel de la filière cuirs et peaux.
Mbacké et Dahra, même combat À Mbacké, la proximité avec Touba, où des milliers, voire des millions de bêtes sont immolées chaque année à l’occasion des événements religieux, n’empêche pas les artisans d’importer du cuir. Pour Moustapha Mbow, président de l’Association des artisans de Mbacké, avec un village artisanal digne de ce nom, les artisans locaux pourraient, à moyen terme, freiner les importations de cuir. « Nous avons des partenaires prêts à nous accompagner pour exploiter le cuir chez nous. Ce qui est généré ici en termes de peaux de bêtes à l’occasion des événements religieux, c’est inestimable. Malheureusement, après ces événements, des camions chargent ces peaux pour les envoyer dans les pays environnants ou en Europe.
Ngaye Meckhé tente de se moderniser
C’est aberrant, alors que nous avons l’expertise pour le faire ici : les artisans, les partenaires… Si l’infrastructure est mise en place, nous pourrions créer énormément d’emplois », insiste Moustapha Mbow. Selon lui, la peau vendue à des prix dérisoires aux étrangers peut, après traitement, offrir jusqu’à cinq couches revendues au Sénégal à 10.000 FCfa le kg. À des kilomètres de Touba, Dahra. Ici se trouve le plus grand marché hebdomadaire de bétail du Sénégal, voire de la sous-région, selon Saliou Guèye, adjoint au maire. Les éleveurs viennent de partout pour écouler leurs bêtes et avec l’abattage clandestin, plusieurs peaux de bêtes sont enterrées par les contrevenants, révèle-t-il. Autant de facteurs qui jouent en défaveur de l’économie locale. Si cet écosystème est valorisé, l’adjoint au maire estime que Dahra peut jouer un rôle important. « Pour le marché de la viande, si on parvient à installer un abattoir moderne, ce qui proviendrait ici en termes de peaux de bêtes pourrait avoir d’importantes retombées sur l’économie locale et nationale. Depuis plusieurs années, les populations locales, surtout les femmes, malgré des outils limités, s’activent dans la filière peau. » Il estime qu’avec des outils modernes, elles pourraient apporter beaucoup de satisfaction.
La simple évocation de Ngaye fait penser aux chaussures et autres accessoires en cuir, fabriqués localement. Mais le potentiel est loin d’être exploité. Les autorités locales le reconnaissent. D’après le maire de cette localité, Magatte Wade, c’est dans ce sens qu’ils ont lancé un projet de construction d’une grande tannerie industrielle, dont les études sont déjà bouclées. « Nous avons même commencé à mobiliser des bailleurs de fonds. Il y aura beaucoup d’emplois créés autour de l’activité ainsi que de la richesse. La tannerie aidera à booster le Pib en fournissant du bon cuir, moins cher, à nos artisans. Le financement se fera en partenariat public-privé », a-t-il déclaré.
Dans le détail, dit le maire, il s’agit de mettre en place des tanneries végétales, dont les produits seront utilisés pour les talons des chaussures « Dallu Ngaay », et ce sera le début du « Made in Sénégal », espère-t-il. Avec des besoins en financement estimés à 7 milliards de FCfa, M. Wade est convaincu qu’à terme, le Sénégal pourra devenir l’un des leaders mondiaux du secteur, avec des équipements ultra modernes. L’avantage, d’après le maire, c’est que Ngaye Meckhé dispose déjà d’un écosystème en peaux et cuir. Il est prévu un centre de formation aux métiers du cuir, un site d’exposition et de commercialisation artisanale, une usine de cordonnerie…
Oumar FÉDIOR