Jusqu’ici, ce sont les décideurs et autres experts qui se prononcent sur la question de la dette publique qui a atteint 119 % du Pib. Mais, qu’en pense le Sénégalais lambda ? « Le Soleil » lui donne la parole. Les avis sont contrastés.
Assis les jambes croisées devant le portail orné de la maison, qui contraste avec l’aspect bigarré d’une rue bien lotie de la Médina, Adama Faye scrute attentivement son quotidien. Engoncé dans un costume aux allures d’oripeaux, les lunettes imposantes en équilibre sur les narines, il épluche, d’un air distrait, les colonnes de la rubrique faits divers d’un journal. « Cette rubrique représente le microcosme de la société. On y trouve toutes sortes d’histoires. Certaines sont hilarantes, d’autres lugubres », lâche-t-il sans lever les yeux. Instituteur à la retraite, Adama Faye conserve sa passion pour la lecture. Il se dit préoccupé par la situation économique du pays, surtout à la lumière des récentes analyses financières réalisées par la banque britannique Barclays.
Un rapport de l’institution a mis en lumière une dégradation marquée des finances publiques. Selon ce document, la dette du pays a connu une hausse de 20 points en un an, passant de 99,7 % à 119 % du Pib entre 2023 et 2024. « Je ne sais pas par quel miracle nous nous sommes retrouvés dans une situation financière aussi catastrophique. Le pays s’enfonce de plus en plus dans les abysses de la paupérisation », dit-il. À l’en croire, cette conjoncture économique est due, en grande partie, à une gestion « calamiteuse » de l’ancien régime. « Ils avaient des visées autres que le développement du pays », ajoute Adama, gardant cependant un brin d’espoir quant à la résorption de la dette. Pour lui, les dés ne sont pas entièrement pipés. « Il faut que les nouvelles autorités respectent les engagements qu’elles ont pris, particulièrement dans la gestion des finances du pays. L’avenir de la génération en dépend », argue-t-il. La dette, un mal nécessaire pour certains…
Si Adama Faye voit la dette comme un fardeau, d’autres voix s’élèvent pour défendre l’emprunt comme un moteur essentiel au développement du pays. En ce mercredi 9 juillet 2025, quelques étudiants piaffent d’impatience devant l’un des arrêts de bus qui jalonnent l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad). Parmi eux, Fatou Seck, étudiante à l’Institut des langues étrangères appliquées (Ilea), affiche une perspective radicalement différente sur la dette publique. « Emprunter, c’est comme investir. Si le gouvernement s’endette pour construire des infrastructures vitales, c’est-à-dire des routes, des hôpitaux, des écoles, ou pour financer des projets énergétiques, alors c’est un emprunt qui a du sens. C’est nécessaire pour notre croissance économique », explique-t-elle en prenant son propre exemple. « Ma startup a vu le jour grâce à un prêt bancaire. Sans cet emprunt, mon projet serait resté à l’état de rêve. C’est pareil pour un pays. L’essentiel est de savoir où va cet argent et qu’il soit utilisé de manière efficiente et transparente. » Pour Fatou, le problème n’est pas la dette, mais sa gestion et sa finalité. Elle insiste sur la nécessité d’avoir des projets générateurs de revenus et d’emplois pour rembourser les emprunts et stimuler l’économie. « Si on emprunte pour des projets peu utiles ou qui ne profitent qu’à quelques personnes, alors c’est catastrophique.
Mais si c’est pour l’électrification des villages reculés ou pour soutenir l’innovation, là c’est un pari sur l’avenir », argumente l’étudiante. Pendant ce temps, loin des débats d’experts et des préoccupations d’intellectuels comme Adama Faye ou des entrepreneures avisées comme Fatou Seck, les choses suivent leur cours dans les marchés dakarois, indifférentes aux chiffres de la dette publique. Au marché Kermel, emblème architectural et grouillant de vie, les odeurs d’épices, de fruits frais et de poisson se mêlent aux cris des marchands haranguant les passants. Moussa Cissé, vendeur de fruits et légumes depuis plus de 10 ans, n’a jamais entendu parler de « dette publique ». Assis derrière son étal débordant de mangue, une sacoche autour des reins, il balaie l’idée d’un revers de main. Une indifférence face aux chiffres Le visage buriné, il répond avec un sourire pantois : « La dette publique ? Qu’est-ce que cela veut dire ? » Moi, ce qui m’intéresse, c’est le prix des légumes ce matin et combien de clients viendront aujourd’hui », lâche-t-il. La situation économique du pays le laisse dans une indifférence glaciale. Une métaphore qui traduit un sentiment de détachement profond face à cette réalité perçue comme éloignée de ses préoccupations immédiates. « Cela me laisse de marbre », renchérit Moussa.
Cette indifférence révèle une forme de résignation, voire d’incompréhension, face à un enjeu hors de son contrôle. « Du moment où je ne suis pas directement touché par le remboursement de cette dette, elle m’est indifférente. L’essentiel est d’assurer ma dépense quotidienne », conclut-il. À quelques mètres de là, Aïssatou Guèye, une vendeuse de tissus, partage cette même distance face aux débats économiques. Accroupie au milieu de ses étoffes chatoyantes, elle relève la tête, l’air interrogatif : « La dette ? Je ne sais pas, c’est quoi au juste ? » La complexité des chiffres macroéconomiques reste une abstraction lointaine, sans lien direct avec la dure réalité de sa survie quotidienne. Ses priorités, explique-t-elle, se limitent à la météo, à la fréquentation du marché et à l’écoulement de sa marchandise. « Ces histoires de dette n’ont aucune signification particulière pour moi », renchérit Aïssatou. Le Sénégal, à l’image de nombreux pays en développement, navigue entre différentes perceptions de sa situation économique. Entre l’inquiétude face à l’endettement, la conviction que l’emprunt est un moteur nécessaire et l’indifférence de ceux qui luttent au jour le jour, la voie à suivre reste complexe.
Pathé NIANG