À Némah Bah, dans le Niombato, une femme impose son empreinte : Gnima Diouf, quadragénaire, mère de famille, secrétaire générale du Gie « Yoni Diofor ». De son petit commerce, à la création d’une organisation qui structure l’économie locale, la quadra a bâti un destin hors du commun.
Quand on la croise pour la première fois, vêtue d’une tenue orange, gilet de sauvetage noué, le corps encore mouillé, l’image est saisissante. Il est 18 h dans le village de Némah Bah, situé dans la commune de Toubacouta (département de Foundiougne). Les derniers rayons du soleil caressent les bolongs et offrent un paysage magnifique. Gnima Diouf et ses collègues reviennent de la culture des huîtres. Au fil des années, la secrétaire générale du Groupement d’intérêt économique « Yoni Diofor » est devenue un symbole de résilience, un exemple de réussite. Dans le Niombato, Gnima incarne ce que chante Coumba Gawlo Seck : « Douma femme objet ». Née à Némah Bah, Gnima grandit dans une famille modeste. L’école, elle l’a fréquentée jusqu’en classe de Cm2. Pas par manque de volonté, mais parce que la vie l’a rappelée trop tôt à d’autres responsabilités. « J’ai arrêté les études en classe de Cm2 », dit-elle sans amertume, comme si la page était définitivement tournée. Très tôt, elle se marie, devient mère de famille et découvre les réalités d’une vie où chaque repas se gagne au prix de mille efforts. Son mari n’a pas beaucoup de moyens. Les enfants grandissent et les besoins se multiplient. C’est alors qu’elle se tourne vers le commerce, cette porte de survie qu’empruntent tant de femmes du Saloum. La Gambie, pays voisin, devient son eldorado. On y trouve des produits moins chers, plus accessibles, que l’on peut revendre au Sénégal. Gnima s’y aventure, comme beaucoup d’autres, avec ses modestes économies. Elle vend du lait, du sucre, des denrées faciles à écouler. Mais ce commerce frontalier est semé d’embûches. La douane guette, les contrôles sont fréquents, les arrestations parfois brutales.
Le jour où tout a failli basculer en Gambie
« J’avais tellement peur d’être arrêtée. C’était en 2000 », raconte-t-elle encore avec émotion. Ce jour-là, alors qu’elle franchissait la frontière, un douanier la repère. Il court derrière elle, décidé à l’attraper. Gnima, paniquée, se met à fuir. Le souffle court, le cœur battant, elle traverse les ruelles à toute allure. À bout de forces, elle s’engouffre dans une maison pour échapper à son poursuivant. Ce fut une fuite éperdue, un instant où sa vie aurait pu basculer dans la prison ou l’humiliation. « J’étais à deux doigts de me faire attraper par la douane », dit-elle, la voix encore tremblante. Cet épisode restera un tournant. Elle comprend alors que cette stratégie, aussi courageuse soit-elle, ne peut constituer un avenir durable. De cette peur naît une conviction : seule, elle est vulnérable. Ensemble, les femmes peuvent déplacer des montagnes. Gnima commence à réunir autour d’elle ses compagnes, voisines et parentes. Le constat est simple : toutes partagent les mêmes difficultés, toutes cherchent un moyen de nourrir leur famille, toutes sont prêtes à s’entraider. Ainsi voit le jour le Gie « Yoni Diofor ». Ce groupement d’intérêt économique n’est pas qu’une formalité administrative. C’est une véritable révolution silencieuse, portée par des femmes rurales qui refusent de subir. À la tête de cette initiative, la quadragénaire Gnima Diouf devient secrétaire générale. Elle n’a peut-être pas de diplômes, mais elle a l’intelligence de l’organisation et le sens du collectif. Le Gie se déploie rapidement dans plusieurs activités. Dans cette région où la mer et la terre s’entrelacent, les opportunités ne manquent pas. Alors, on se tourne vers la cueillette et le ramassage des fruits de mer : huîtres, coquillages, crabes. Les femmes partent ensemble, tôt le matin, pataugeant dans les bolongs, les mains expertes. Aussi, elle s’investit dans la transformation de produits halieutiques : fumage du poisson, séchage des huîtres, conditionnement. Au cœur du Niombato, chaque geste est hérité d’un savoir-faire ancestral, mais désormais organisé collectivement. De plus, Gnima explore la production de savon : une innovation qui prouve leur capacité d’adaptation.
Leader écoutée et respectée
Avec des moyens simples, elle et ses camarades fabriquent des savons artisanaux qu’elles revendent sur les marchés. Également, elles possèdent 8 hectares de terres rizicoles, signe que le Gie ne se contente pas que de la mer. Les champs, irrigués par les pluies du Niombato, fournissent une base alimentaire qui renforce l’autonomie du groupe. En quelques années, sous le leadership de Gnima, « Yoni Diofor » devient un acteur incontournable de la micro-économie locale. Mais, ce qui distingue vraiment cette organisation, c’est sa caisse de solidarité. Gnima a l’intuition qu’une entraide financière peut transformer des vies. Chaque femme contribue, et l’argent sert à octroyer des crédits. « Qui emprunte 100.000 FCfa rembourse 110.000 FCfa », explique-t-elle. Le principe est simple, presque bancaire, mais à une échelle humaine. La majoration permet de faire vivre la caisse et de la renforcer. Sauf quand il s’agit d’un malade. Là, pas question de profit : le malade rembourse juste la somme empruntée. La caisse devient ainsi à la fois banque et mutuelle de santé. Elle incarne l’esprit de solidarité qui soude la communauté.
À Némah Bah, on dit désormais que les femmes de « Yoni Diofor » sont plus efficaces que bien des institutions officielles. Dans ce mouvement, Gnima Diouf s’impose comme une leader visionnaire et charismatique. Noirceur d’ébène, son autorité n’est jamais imposée par la force : elle découle de sa droiture, de son courage et de son abnégation. Les autres femmes la respectent et l’écoutent. Sa voix porte dans les réunions, ses décisions sont suivies. Elle a ce don de savoir parler aux gens, de convaincre, de rassurer.
Pour Gnima, chaque réussite est une revanche sur le destin. Elle, la femme qui a dû fuir les douaniers, est désormais respectée, écoutée, sollicitée. La secrétaire générale ne revendique pas de titres pompeux. Elle ne cherche pas la gloire individuelle. Ce qu’elle veut, c’est que son village avance, que ses enfants ne connaissent pas la misère qu’elle a vécue, que les femmes aient une place reconnue dans l’économie.
Interrogée sur son avenir, Gnima sourit. Elle n’a pas de grands discours politiques. Elle parle simplement de continuer, de renforcer, d’élargir. Pourquoi pas un jour créer une petite entreprise formelle ? Pourquoi pas une coopérative agricole plus grande ? Ses rêves restent pragmatiques, mais toujours collectifs. Son héritage, déjà, est immense. Elle a montré qu’une femme sans études, sans capital, pouvait transformer son environnement par l’organisation et la solidarité. Elle a prouvé que la pauvreté n’est pas une fatalité, que l’union des femmes peut être une force économique redoutable.
Babacar Guèye DIOP & Marie Bernadette SENE (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)