Dans cette interview, le président de la Commission de régulation du secteur de l’énergie (Crse), Ibrahima Niane, revient sur le classement du Sénégal à la première place en Afrique de l’Indice de réglementation de l’électricité (Eri). Sur la baisse du coût de l’électricité, il se veut prudent, rappelant qu’elle dépend de plusieurs facteurs.
Comment appréciez-vous le classement du Sénégal à la première place à l’Indice de réglementation de l’électricité (Eri) pour l’année 2024 ?
L’Indice de réglementation de l’électricité a été initié par la Banque africaine de développement (Bad) en 2018. Il se base sur un ensemble de critères d’évaluation des organes de régulation, des cadres législatif et réglementaire des pays africains ainsi que de leurs impacts. C’est sous ce rapport que la Bad a publié le rapport 2024 qui classe le Sénégal, à travers sa Commission de régulation du secteur de l’énergie (Crse), premier en Afrique. C’est l’occasion de féliciter le personnel de la Crse pour ce résultat. Quand la Bad lançait l’Eri, nous étions à la 11e place. Notre classement s’est amélioré jusqu’à ce qu’on atteigne, en 2022, la deuxième place. Les efforts des autorités en matière de réformes dans le secteur de l’énergie, le suivi par le régulateur des obligations contractuelles des opérateurs et de leurs performances ont globalement contribué à ce classement.
Quels sont les facteurs qui ont joué en faveur du Sénégal ?
Les facteurs sont principalement tirés des réformes lancées en 2021 avec l’adoption d’une nouvelle loi dénommée Code de l’électricité, avec ses décrets d’application dont certains sont pris en 2024. La mise en place d’un nouvel organe de régulation, en plus du secteur de l’électricité, régule tout ce qui est aval des hydrocarbures incluant les importations, le raffinage, le stockage, le transport et la distribution des hydrocarbures, mais aussi les segments intermédiaires et aval gazier couvrant tout ce qui est importation du gaz naturel sous forme liquide, transport et distribution par gazoduc du gaz naturel, transformation, stockage… Le champ d’intervention du régulateur a été élargi à travers cette réforme. Par ailleurs, les missions et les attributions du régulateur ont été aussi élargies, en plus du renforcement de son indépendance.
Ces aspects ont bien pesé sur le classement final du Sénégal.
Quels sont les défis que la Crse compte relever ?
Ces défis sont arrimés à l’Agenda « Sénégal 2050 » en qui concerne le secteur de l’électricité. Il y a principalement deux défis à relever. Le premier, c’est d’élargir l’accès à l’électricité des populations, notamment en zone rurale. Le second, c’est de baisser les coûts de production d’électricité. Ceci va conduire à éliminer la subvention, donc à baisser les prix de l’électricité. La Crse y travaille en relation avec les parties prenantes, singulièrement le ministère de l’Énergie, du Pétrole et des Mines, les opérateurs qui évoluent dans le secteur de l’électricité, en particulier la Senelec.
Notre pays a commencé à exploiter du pétrole et du gaz. À quand la baisse des coûts de l’électricité ?
Quand nous regardons le mode de production d’électricité au Sénégal, nous notons un problème structurel. Presque 70 % de la production d’électricité sont basés sur des centrales thermiques qui fonctionnent principalement avec du fioul importé. Le reste de la production est assurée par des centrales hydroélectriques dans le cadre de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (Omvs) et des centrales produisant des énergies renouvelables. À date, les produits pétroliers utilisés pour la production d’électricité sont importés. Nous n’avons pas une maîtrise des prix à l’international, du fait de différents facteurs ; ce qui fait qu’ils vont impacter naturellement les coûts de production et le tarif. La solution, c’est d’inverser la tendance.
Pour cela, il faut utiliser les ressources énergétiques locales, parmi lesquelles les énergies renouvelables et le gaz. Nos attentes, c’est l’utilisation du gaz naturel, notamment celui du champ gazier de Yakaar Teranga et de Grand Tortue Ahmeyim (Gta) que le Sénégal partage avec la Mauritanie et qui est déjà en exploitation. C’est pourquoi le gouvernement a défini la stratégie « Gas-to-Power », c’est-à-dire utiliser le gaz naturel pour produire de l’électricité et baisser les coûts de production. Cela permettra d’éliminer progressivement la subvention parce que les coûts ont été réduits et, à terme, baisser le prix de l’électricité pour le bénéfice des populations, conformément à l’ambition du gouvernement.
Est-ce une perspective à court ou long terme ?
La stratégie « Gas-to-Power » renferme plusieurs éléments. Il faut que le gaz soit acheminé vers les centrales de production d’électricité. Certaines centrales de la Senelec sont déjà prêtes à utiliser ce gaz. De nouvelles centrales au gaz sont en construction ou en développement. D’autres seront mises en service bientôt. Mais, cela ne suffit pas. Il nous faut des infrastructures gazières, car le gaz doit être transporté à travers des réseaux de gazoduc pour alimenter ces centrales. Notre pays a bien pris conscience de cela en mettant en place le Réseau gazier du Sénégal (Rgs) pour développer les infrastructures gazières. En dehors de cela, nous envisageons des solutions intermédiaires, telles que l’importation du gaz naturel liquéfié en attendant l’utilisation de notre gaz.
La Senelec a importé une première cargaison de gaz naturel liquéfié pour alimenter des centrales déjà prêtes à l’utiliser. Cela aura un effet déclencheur sur la baisse des coûts de production. En plus, les acteurs qui doivent intervenir dans la chaîne ont déposé des demandes de titres d’exercice que la Crse est en train d’instruire après saisine du ministre de l’Énergie.
Cela va-t-il déboucher sur la baisse du coût de l’électricité ?
La baisse du coût de l’électricité dépend de plusieurs facteurs. En tant que régulateur, nous avons une mission essentielle, celle de veiller à l’équilibre économique et financier du secteur. Nous veillons aussi à la viabilité financière des opérateurs. Si nous prenons la décision de baisser le prix de l’électricité suivant notre mode de production, il y aura un impact sur les revenus de la Senelec. Dans tous les cas, si nous baissons les prix de l’électricité et qu’il y a un manque à gagner pour la Senelec, il faudra le compenser. C’est le cas actuellement. L’État a subventionné le secteur à près de 215 milliards de FCfa en 2024 pour maintenir les tarifs à leur niveau actuel. N’eût été cette subvention, les tarifs allaient augmenter de presque 30 %. Donc, l’État a déjà fait des efforts importants pour maintenir les tarifs à leur niveau actuel en payant une subvention qu’on appelle « Compensation à Senelec ».
Il y a un effet rattrapage qu’il faut faire pour pouvoir faire disparaître la subvention dans un premier temps et arriver à baisser les coûts ; ce qui va impacter les prix en termes de baisse.
Est-ce que le raffinage du pétrole peut entraîner la baisse du coût de l’électricité au Sénégal ?
La Société africaine de raffinage (Sar) a déjà commencé à tester le brut exploité au Sénégal. Sur le plan technique, des tests ont été réalisés et les premières conclusions sont prometteuses. Du point de vue économique, nous sommes en train de voir ce que cela pourrait rapporter en termes d’impact sur le prix final des hydrocarbures raffinés, spécialement l’essence, le gasoil et le fuel. Nous avons une raffinerie qui existe depuis de nombreuses années.
Jusqu’à une date récente, elle traite du brut importé. Actuellement, la Sar traite une partie du brut du champ pétrolier Sangomar. Tout cela exige une évaluation technico-économique pour en apprécier l’impact sur tous les aspects, y compris les prix. Il y a quelques jours, nos équipes sont allées à la Sar pour échanger avec les techniciens de cette structure afin de voir quel serait l’impact du brut sénégalais sur une baisse éventuelle des prix des produits pétroliers. Tout cela exige une évaluation en profondeur pour pouvoir tirer des conclusions.
Les perspectives sont donc prometteuses… Pour l’instant, je ne peux pas trop m’avancer parce que nous attendons d’avoir du concret à travers les analyses et les études qui seront faites après le traitement de la première cargaison de brut et des cargaisons suivantes pour voir les perspectives en termes d’impact sur le prix des hydrocarbures. Des milliers d’abonnés avaient saisi la Crse pour dénoncer une augmentation abusive des factures d’électricité.
Est-ce que le régulateur a mené une enquête pour vider cette affaire ?
C’était en octobre 2023. Une « pétition » a été initiée contre la hausse, jugée abusive, des factures d’électricité. La Crse s’était autosaisie pour faire une enquête. Je suis heureux de vous informer que l’enquête a été bouclée. Le pré-rapport a été partagé avec les acteurs. Le rapport final a été déposé avec des recommandations. Il s’agissait d’enquêter sur la fiabilité du système de comptage et de facturation de la Senelec. Globalement, le système est fiable. Maintenant, il y a des niches d’amélioration qui ont été relevées par l’enquête.
Nous comptons restituer les conclusions de ce rapport au ministre de l’Énergie, du Pétrole et des Mines. Après, ce rapport sera naturellement publié sur le site de la Crse et dans d’autres supports.
Quelles sont les recommandations de ce rapport ?
Elles portent, entre autres, sur des aspects liés à la mise en place d’un bon système de gestion des réclamations à la Senelec et sur la nécessité de tester la fiabilité de tous les compteurs installés au bout d’un certain nombre d’années. Certes, il y a un système de gestion des réclamations, mais il mérite d’être amélioré. Nous sommes à l’ère de la digitalisation, il faudra aller dans ce sens pour réduire les délais de traitement des réclamations. L’enquête recommande aussi un contrôle de fiabilité des compteurs de la de la Senelec mis en service au bout de 15 ans, en collaboration avec les services compétents.
Entretien réalisé par Souleymane Diam SY (texte) et Mbacké BA (photo)