La dette publique sénégalaise fait la une de la presse nationale et internationale depuis que le gouvernement est entré en négociation avec le FMI sur fonds de « dette cachée » dont le montant révélé perturbe le rythme des discussions. Les chiffres réels de la dette publique sénégalaise sont actuellement difficiles à estimer tant les montants ne cessent d’évoluer au gré de la publication de différents rapports.
Le montant estimé de la dette publique sénégalaise, selon les derniers chiffres connus fin 2024-début 2025, était d’environ 119% du PIB. Récemment, après une visite officielle au Sénégal, le FMI l’a estimée à 132 % du PIB. Une partie de cette dette est contractée auprès des banques qui, à fin 2023, finançaient à hauteur de 30 % du PIB l’économie sénégalaise ([1]).
Des audits ont également révélé une dette bancaire jusqu’alors non prise en compte dans les chiffres officiels, contribuant ainsi à l’augmentation significative du stock global de la dette publique qui inclut les créances détenues par des fournisseurs publics ou privés.
Pour restructurer une partie de la dette due à ses fournisseurs, l’Etat sénégalais a émis des reconnaissances de dettes dénommés Certificats nominatifs d’obligations (CNO). On parle alors de titrisation de dettes. Lorsque ces dettes impayées de l’Etat sont ainsi titrisées, elles deviennent des emprunts intérieurs.
Lorsqu’un État émet des Certificats Nominatifs d’Obligations (CNO) remis à des créanciers, qui eux-mêmes les cèdent ou les remettent en garantie auprès d’une banque pour l’obtention d’un crédit, l’opération implique un traitement spécial et peut présenter des risques en cas de non-remboursement de la créance principale.
Traitement prudentiel et provisionnement des CNO selon les règles UEMOA
Dans le cas d’un CNO, la créance bancaire résulte d’une remise en garantie par un porteur privé défaillant : la banque a initialement une exposition sur un emprunteur privé (le porteur du CNO), mais la garantie porte sur une créance souveraine.
En cas de défaut réel du porteur privé, la banque doit reclasser la créance sur la base de sa nouvelle contrepartie, à savoir l’État, ce qui justifie un changement dans le traitement prudentiel.
Si les dettes des emprunteurs ne sont pas remboursées, les banques devront exécuter les garanties représentées par ces CNO devenant de fait des créanciers de l’Etat ou de son démembrement émetteur des CNO.
La banque doit provisionner la créance en fonction de la nature réelle de la dette en portefeuille au moment de la défaillance. Conformément aux règles UEMOA, les expositions souveraines, c’est-à-dire les créances détenues sur l’État ou garanties par l’État bénéficient d’un traitement prudentiel privilégié avec des provisions facultatives.
En principe, la banque doit appliquer les règles de provisionnement des créances souveraines, et non celles dédiées aux agents du secteur privé (entreprises et ménages), car le risque final est porté par l’État. Les règles prudentielles applicables aux créances souveraines prévoient une pondération nulle et des provisions facultatives, sauf si une dégradation grave de la situation économique constatée notamment par une baisse de notation, justifie un reclassement en créances douteuses.
Or, le classement économique souverain du Sénégal par les agences de notation d’octobre 2025 figure parmi les plus bas de L’UEMOA, avec une récente dégradation par Moody’s à Caa1. Par application des règles de pondération de l’UEMOA ([2]), une créance détenue auprès d’un État ou ses démembrements noté en dessous de B est pondérée à 150 %.
Rappelons que selon les normes prudentielles de Bâle III appliquées dans la zone UEMOA, le ratio de fonds propres minimum est fixé à 8% des actifs pondérés par le risque, avec un seuil de fonds propres de base (Tier 1) d’au moins 5%.
Par exemple, si la banque détient une créance de 1 milliard représentée par un CNO, elle devra appliquer une pondération de 150 % à cette créance. L’actif pondéré sera : 1 milliard × 150% = 1,5 milliard équivalent à la provision éventuellement requise.
Les fonds propres requis seront calculés ainsi qu’il suit : Ratio de fonds propres = 8% des actifs pondérés soit Fonds propres nécessaires = 8% × 1,5 milliard = 120 millions
La banque doit donc détenir 120 millions de fonds propres pour couvrir cette exposition pondérée, conformément aux exigences prudentielles. Ces montants de provisionnement et de fonds propres exigés pour couvrir le risque de défaillance, conformément au cadre réglementaire, réduisent d’autant la capacité de la banque à accorder du crédit.
En résumé, bien que détenant des créances sur l’Etat, la banque ne pourra même pas bénéficier des règles plus favorables de provisionnement des créances souveraines du fait de la dégradation de la note du Sénégal par les agences de notation.
Outre les problématiques prudentielles, des risques de contentieux pourraient survenir si l’Etat venait à remettre en cause la licéité ou la régularité des CNO.
Les risques juridiques rattachés aux CNO
Les CNO qui ne sont régis ni par les règles de l’OHADA ni par le droit des titres de créance négociables ont été cependant « négociés » auprès des banques sous forme de cession ou remise en garantie de crédits octroyés. Leur nature juridique peut soulever des questionnements.
Sur le plan du droit financier, on parle de « titres de créances négociables » pour désigner certains instruments (bons du trésor, certificats de dépôts, billets de trésorerie) qui supposent une négociabilité directe sur un marché. Ainsi les souscripteurs d’obligations publiques ou privées qui sont titulaires de titres au porteur (et non nominatifs) peuvent les « négocier » c’est-à-dire les vendre ou les racheter sur le marché financier.
L’acte uniforme sur les sociétés commerciales précise que les titres financiers sont constitués des valeurs mobilières et des titres du marché monétaire.
Il est clair que les CNO ne constituent pas des valeurs mobilières car l’acte uniforme sur les sociétés commerciales réserve le monopole d’émission des valeurs mobilières aux seules sociétés anonymes et aux sociétés par actions simplifiées ([3]).
Bien que l’acte uniforme laisse le soin aux Etats membres de définir la forme, le régime et les caractéristiques des titres du marché monétaire, les CNO ne semblent pas entrer dans la nomenclature des titres du marché monétaire (bons et obligations du trésor) compte tenu de leur non négociabilité. La « négociabilité » au sens juridique du terme ne semble pas être un attribut des CNO.
En définitive donc, les CNO peuvent s’apparenter simplement à des reconnaissances de dettes, titres de créances de droit public, matérialisées par un « certificat nominatif ». Le terme « obligation » qui lui est accolé est trompeur à moins qu’il ne soit lié à l’obligation de payer, dans des conditions définies par le certificat, une dette due par l’Etat à son fournisseur. Mais le terme ne renvoie certainement pas aux obligations négociables émises par le Trésor([4]) ou aux valeurs mobilières dont la négociabilité est la principale caractéristique.
Outre leur nature juridique, l’usage massif de ces CNO peut soulever des interrogations au niveau de leur validité. L’action directe sur la créance représentée par le CNO entamée par la banque pour réclamer le paiement à l’émetteur initial (État ou organisme public) peut se heurter à certaines difficultés.
D’abord on peut se poser la question de la régularité des CNO. N’étaient-ils pas des moyens pour l’Etat de ne pas comptabiliser ses dettes fournisseurs dans la comptabilité publique et de contourner les exigences de transparence des ratios d’endettement publics ?
Ensuite on peut se poser la question de savoir s’ils constituent de véritables contreparties de prestations de services ou de produits fournis à l’Etat ou des « reconnaissances de dettes fictives » moyens d’obtenir des liquidités de la part des banques pour des « contreparties » travaillant avec l’Etat?
En effet, il existe un risque réel de requalification ou de contestation des Certificats Nominatifs d’Obligations (CNO) s’ils ont été mis de manière complaisante, sans réelle fourniture de produits ou services à l’État. Dans ce cas, la reconnaissance de dette formalisée par le CNO pourrait être contestée comme n’étant pas une dette légitime, ce qui met en cause sa validité et son exécution juridique.
En effet, en droit, une dette doit résulter d’une contrepartie réelle (prestation, livraison, service) au profit de l’émetteur. En l’absence de cause réelle et sérieuse, un CNO peut être contesté pour vice de forme, défaut d’autorisation, faux, ou doute sur l’existence ou le montant de la dette ([5]).
Le risque est renforcé si les CNO ont été utilisés pour masquer des opérations non conformes, des complaisances ou des montages artificiels engageant la responsabilité des parties.
Dans plusieurs juridictions, y compris en droit français, les tribunaux ont annulé des titres financiers ou des reconnaissances de dette quand il a été démontré que la dette était fictive, résultant d’une absence de contrepartie réelle ou d’une fraude. Par exemple, des reconnaissances de dettes émises après des opérations de prêt sans mise à disposition effective de fonds ont été requalifiées en actes simulés.
En France, la Cour de cassation a annulé une convention pour absence de cause réelle, notamment dans un cas où un prêteur avait conclu un prêt fictif. La nullité a été prononcée en raison de la contrepartie inexistante (Cour de cassation, chambre commerciale, 23 octobre 2012 (Civ. 1re, 26 sept. 2012)).
La Cour d’Appel de Paris a pu constater qu’une reconnaissance de dette était dépourvue de cause, car le prêt mentionné dans l’acte n’avait jamais été consenti (Cour d’appel de Paris, 14 novembre 2014, n° 13/15367 ).
Au Sénégal, bien qu’une jurisprudence précise sur les CNO reste introuvable, il est possible dans le cadre notamment de contrôles financiers des organismes publics ou d’audits anticorruption ou dans le cadre des poursuites engagées contre des auteurs de montages douteux ou de détournement de deniers publics, de remettre en cause des CNO émis de façon complaisante en représentation de dettes non fondées.
Des contentieux autour de titres ou de reconnaissance de dettes émises à la suite de conventions opaques ont pu déboucher sur des annulations partielles ou la remise en cause du caractère exécutoire des titres lorsque la bonne foi et la légitimité économique n’étaient pas établies[6].
Ainsi la Cour de cassation française a annulé des reconnaissances de dettes en l’absence de preuve que les sommes en question avaient été réellement remises ou lorsqu’aucune obligation réelle ne justifiait l’engagement (Cour de cassation, 1ère chambre civile, 14 janvier 2010 et 21 juin 2005[7]).
La Cour administrative d’appel de paris a annulé un titre de recette rendu exécutoire en raison de l’absence de commercialisation effective, démontrant ainsi l’absence de cause valable pour le titre financier (Cour administrative d’appel de Paris, 7 décembre 1990)
Le Conseil d’État a statué sur l’annulation d’actes administratifs liés à la délivrance de certificats d’économie d’énergie (CEE) en constatant que l’annulation rétroactive pourrait conduire au retrait ou au refus des certificats délivrés s’il est avéré que ces certificats ont été obtenus sans cause valable ou par des moyens irréguliers (Conseil d’État, décision n° 469215 du 3 janvier 2024 [8]).
Ibrahima Ndiaye
Responsable de projets en conformité bancaire
Formateur en droit et conformité bancaire
[1] Rapport BCEAO sur les conditions de banque dans l’UEMOA 2023 », page 12 (crédits mis en place en 2023)
[2] Annexe décision CM/UMOA 013-24-06-2016 – Dispositif prudentiel applicable aux établissements de crédit et aux compagnies financières de l’UMOA – Tableau 2 – p. 43
[3] Cf. les articles 58, 744 et 853-3 de l’acte uniforme sur les sociétés commerciales. Pour une analyse critique de la notion de valeur mobilière et de titre financier endroit Ohada, Cf « Ibrahima Ndiaye – Droit et pratique du crédit et des garanties bancaires dans l’espace Ohada- p. 140 et s. »
[4] Le cadre réglementaire des titres du marché monétaire est principalement défini par le Règlement n°06/2013/CM/UEMOA du 28 juin 2013 relatif aux bons et obligations du Trésor émis par les États membres de l’UEMOA, lequel régit l’émission, la négociabilité, le placement et le contrôle de ces titres sur le marché régional.
[5] Les articles 47 et 77 du COCC qui énumèrent les conditions de validité d’un contrat demeurent l’équivalent de l’ancien article 1131 du Code civil français qui considérait qu’un contrat ou un titre sans cause réelle peut être annulé.
[6] Une convention peut être déclarée nulle lorsqu’elle est dépourvue de cause ou qu’elle est fondée sur une cause qui, en raison de l’objet de cette convention ou du but poursuivi par les parties, présente un caractère illicite (Cour administrative d’appel de NANTES, 4ème chambre, 05 février 2021, 20NT00139)
[7] Si la cause invoquée de la reconnaissance de dette est inexistante (absence réelle de remise de fonds), celle-ci doit être annulée en vertu de l’ancien article 1131 du Code civil (équivalent 47 et 77 du COCC).
[8] L’annulation vise à protéger l’intégrité du dispositif financier et impose le retrait des certificats obtenus sans cause valable ou en fraude, conformément au principe de confiance légitime des acteurs économiques


