La loi n°2025-02 du 06 janvier 2025, portant Loi de Finances initiale (LFI) de l’année 2025, prévoit des recettes du budget général d’un montant de 4794,6 milliards de Francs CFA.
Les recettes fiscales, premières ressources du Sénégal, représentent 4 359,6 milliards de Francs CFA, réparties entre les impôts directs et les impôts indirects, pour des montants respectifs de 1550,79 milliards de Francs CFA et 2 808, 83 milliards de Francs CFA.
Afin d’éviter le glissement négatif observé en 2024 entre les prévisions de recettes et les réalisations des administrations fiscale et douanière mais aussi relever le taux de pression fiscale, la stratégie retenue par le gouvernement repose notamment sur une maîtrise de la gouvernance fiscale. Celle-ci se traduit, au-delà des chantiers de modernisation structurelle et institutionnelle des administrations concernées et de digitalisation des procédures, par des modifications législatives significatives.
Pour donner le la à cette ambition réformatrice, la Loi de Finances initiale de l’année 2025 apporte, aux termes des dispositions de ses articles 18 à 38, les premières modifications de la loi n° 2012-31 du 31 décembre 2012, modifiée, portant Code Général des Impôts (CGI) modifié.
En matière de procédures fiscales, par exemple, le législateur fiscal sénégalais donne une base légale à une pratique administrative des services d’assiette, notamment en matière d’impôts locaux. En effet, il était d’usage qu’à la suite des opérations de recensement, les propriétaires d’immeubles ainsi identifiés soient enrôlés directement aux impôts fonciers locaux, sans passer par une procédure contradictoire pour définir le caractère imposable et la base d’imposition le cas échéant. Ainsi, dans un nouvel article 619 bis, le législateur reconnait aux services d’assiette, nonobstant les procédures de rappel de droit prévues aux articles 617 et 619 du CGI, la latitude de procéder à une émission spéciale et à un enrôlement des personnes et/ou biens imposables recensés. Les assujettis seront donc directement imposés à la suite d’un recensement, et recevront les avis d’imposition correspondants.
En outre, la LFI renvoie à un arrêté du ministre des finances pour encadrer cette disposition qui devrait contribuer de manière conséquente à l’élargissement de l’assiette fiscale, par le recrutement et l’assujettissement effectif de nouveaux contributeurs, principalement en matière de fiscalité foncière.Si on peut noter la suppression des dispositions du code général des impôts relatives à la crise COVID 19 devenues sans objet, le relèvement du taux d’imposition de la taxe sur le tabac (qui passe à 70%) ou encore l’extension du régime du précompte aux contribuables relevant de la Direction des moyennes entreprises, d’autres mesures plus fondamentales méritent que l’on s’y attarde. Elles ont trait à l’impôt sur le revenu des personnes physiques et morales et à la taxe sur la valeur ajoutée.
I. Les modifications principales en matière d’impôt sur le revenu
Il ressort des dispositions de l’article 27 de la LFI 2025 un nouveau point ajouté au CGI : l’article 642 bis. Ce dernier crée des obligations spécifiques applicables aux marchés ou contrats conclus avec des personnes étrangères. Ainsi, dans cette nouvelle rédaction, le législateur fait obligation aux entreprises de bâtiments et de travaux publics, aux producteurs de ciment, aux entreprises minières et pétrolières ainsi qu’aux exploitants ou concessionnaires de services publics (eau, électricité, téléphone), de réclamer la présentation d’un quitus fiscal datant de moins de trois mois, avant tout paiement desdits prestataires, disposant d’établissement stable au Sénégal. L’établissement stable désigne une installation fixe d’affaires à travers laquelle une entreprise exercice tout ou partie de son activité. Concept de la fiscalité internationale, sa définition est en évolution continue pour s’adapter notamment à la numérisation de l’économie, sous la houlette de l’organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Pour rappel, le quitus fiscal est un document administratif délivré conjointement par les services de la direction générale des impôts et des domaines et de la direction générale de la comptabilité publique et du trésor, qui établit une régularité formelle du demandeur, quant à ses obligations de déclaration et de paiement. Le contribuable bénéficiaire d’un quitus fiscal est réputé avoir déclaré les impôts et taxes auxquels il est assujetti et payé les sommes correspondantes, sans pour autant que le service de contrôle n’établisse une conformité entre les déclarations et paiements et la situation réelle du contribuable telle qu’elle ressort de sa comptabilité ou des éléments dont l’administration ne peut avoir connaissance que dans le cadre d’un contrôle fiscal.
Cette nouveauté matérialise une volonté de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales des entités étrangères installées au Sénégal, qui peuvent notamment cesser leurs activités et se dérober à leurs obligations fiscales à tout moment, après l’exécution de leurs contrats.
L’extension de cette obligation de présentation d’un quitus fiscal, qui était préalablement réservée aux paiements effectués par les comptables publics, permettra ainsi aux servicesfiscaux de vérifier ponctuellement la situation fiscale des entreprises demanderesses de quitus fiscal, et de s’entourer de garanties pour appréhender les revenus réalisés au Sénégal.
Pour assurer l’application stricte de cette nouvelle disposition, le législateur fiscal sénégalais a prévu que les montants versés à une personne morale étrangère, sans présentation du quitus fiscal tel que prescrit par les dispositions de l’article 642 bis, ne sont pas déductibles à l’impôt sur les sociétés. Ainsi, pour déduire les sommes versées, le contribuable est tenu d’apporter la preuve que son prestataire a effectivement présenté un quitus fiscal, au moment du paiement.
Cette nouvelle rédaction de l’article 9 du CGI vient ainsi compléter le dispositif créé par l’article 642 bis, pour renforcer cette nouvelle obligation.
A l’analyse, il n’est pas très aisé de prédire d’ores et déjà l’impact de ces nouvelles dispositions sur le comportement déclaratif des assujettis. S’il est certain que les entreprises bénéficiaires des prestations s’entoureront, a priori, de toutes les garanties légales afin de pouvoir déduire leurs charges fiscales, en réclamant le quitus fiscal, la capacité de ces dispositions à enrayer la fraude et l’évasion fiscales des personnes morales étrangères disposant d’un établissement stable au Sénégal ne peut être présumée. Tout au plus, il est possible d’affirmer que celles-ci souscriront à leurs obligations de déclaration d’existence, a minima, afin d’être connues des services d’assiette et, conséquemment, pouvoir introduire des demandes de quitus fiscal. En tout état de cause, ce nouveau dispositif législatif renseigne à suffisance sur l’importance pour l’administration fiscale de maitriser le renseignement et, plus largement, pour l’administration de manière générale, de créer des canaux d’échange continu de données.
Aussi, au titre des mesures nouvelles, la LFI introduit un nouveau régime de retenue à la source sur les sommes versées aux tiers, en rémunération des prestations de services rendues. En effet, aux termes des dispositions de l’article 30 de la LFI, il est ajouté dans le CGI un article 212 ter, traitant du régime fiscal applicable aux sommes versées par les établissements de soins privés en rémunération de prestations réalisées par les membres des professions médicales ou paramédicales, non-salariés dans lesdits établissements. Dorénavant, ces prestataires sont soumis à une retenue à la source de 10% sur le montant hors taxes des sommes à eux versées.
En outre, contrairement au régime auquel ils étaient assujettis, cette nouvelle retenue est libératoire ; autrement dit, le prestataire n’est pas tenu de déclarer ces revenus aux services fiscaux, puisqu’ils sont considérés comme déjà imposés en intégralité.
Dans le régime classique, les sommes versées aux prestataires, au sens des dispositions des articles 200 et suivants du CGI, sont soumises à une retenue à la source de 5%, qui n’exonèrepas ceux-ci de leurs obligations déclaratives. Les retenues ainsi effectuées sont constitutives d’un crédit d’impôt, à imputer sur l’impôt sur le revenu liquidé définitivement.
Il est tout à fait opportun de s’interroger sur la philosophie derrière ce nouveau régime, notamment au regard des principes d’équité et de justice fiscales. En effet, les prestataires médicaux et paramédicaux ne présentent pas de spécificités particulières démontrées, quant à
leurs comportements déclaratifs, leurs velléités de fraude fiscale ou encore leur nombre par rapport à la population fiscale. En substance, réserver à leurs honoraires un traitement particulier, avec un taux plus important, peut, selon le cas, être un avantage réel par rapport aux autres prestataires soumis au régime « de droit commun », ou, au contraire, leur porter préjudice puisque la charge fiscale supportée in fine peut être plus importante.
Il se pose aussi, de manière incidente, la question du traitement du potentiel contentieux découlant des dispositions sus explicitées, dans les cas de « surimposition » à l’impôt sur le revenu, en tenant compte des modalités de calcul de l’impôt sur le revenu selon le barème progressif. Un contribuable soumis à diverses retenues à la source libératoires au taux de 10% qui, considérant ses revenus bruts et sa situation de famille, supporte un impôt sur le revenu supérieur à ce qu’il aurait dû payer s’il était soumis au régime de droit commun, serait-il fondé à demander le remboursement du surplus ? Dans le principe, les retenues à la source libératoires sont « dérogatoires », n’induisant pas de formalité supplémentaire pour le bénéficiaire qui est considéré comme dispensé de ses obligations déclaratives et de paiement. Ce nouveau dispositif fiscal introduit ainsi un cas assez inédit, en comparaison aux autres retenues à la source libératoires instituées par le CGI où les possibilités de cette surimposition, en considérant la fréquence des revenus, sont moindres. Tout de même, compte tenu du caractère libératoire de la retenue et de l’absence d’obligation déclarative, il est possible d’affirmer que les sommes versées sont définitivement acquises au trésor. Ceci pose encore de manière plus prégnante la problématique de l’équité d’un tel dispositif.
II. Les innovations en matière de taxe sur la valeur ajoutée (TVA)
L’article 25 de la LFI apporte une innovation aux règles de facturation, avec l’introduction de la facturation électronique, dans les dispositions de l’article 447 régissant les règles de facturation. A cet effet, les assujettis sont tenus de délivrer des factures électroniques pour les opérations qu’ils réalisent, sous réserve de la définition des modalités d’application, par arrêté ministériel.Cette innovation, qui entre dans le sillage du deuxième pilier de la stratégie de mobilisation des recettes à moyen terme, à savoir l’atteinte de la maturité digitale, devrait être avantageuse autant pour les contribuables que pour l’administration fiscale.
Le profit du contribuable usager dans ce nouveau dispositif peut être situé à deux niveaux. D‘une part, par le système de transmission automatisée de ses factures à ses partenaires commerciaux et à l’administration, l’usager réalise un gain de temps certain. En effet, les factures physiques mobilisent plus de ressources pour leur manutention et sont plus exposées aux risques d’erreurs et d’altération que les factures électroniques. Aussi, dans ses rapports avec l’administration, le reporting à temps réel de ses opérations lui facilitera le remplissage de ses déclarations, lors des échéances. En ce sens, la facturation électronique pourrait même servir de socle, en perspective de l’instauration d’un système de pré-remplissage des déclarations de TVA.
D’autre part, lors des missions de contrôle fiscal, la communication des factures est parfois fastidieuse pour le contribuable, qui doit défaire le rangement de son fonds d’archives, pour ressortir des factures déjà classées sur plusieurs années. L’exploitation n’en est pas moins pénible pour les vérificateurs, face au volume souvent important des factures et au maniement incommodant du support en papier. A l’évidence, la facture électronique permettra d’enrayer, à terme, toutes ces lourdeurs, grâce à l’accès de l’administration, en temps voulu, aux données de facturation du contribuable.
Sous un autre angle, la facturation électronique sera un outil efficace pour l’administration, quant au suivi et au contrôle de la TVA. En effet, dans un contexte où l’efficience d’un système de contrôle fiscal est fonction de la disponibilité de renseignements de sources diverses et d’un dispositif d’identification précoce des risques de fraude, la facturation électronique présente tous les atouts pour aider l’administration à améliorer l’efficience de son action contre les pratiques fiscales dommageables. Il y va d’un meilleur ciblage dans la programmation des missions de vérification, à la détection systématique d’assujettis non identifiés par l’administration fiscale.
Au même titre, ce nouveau dispositif peut constituer un excellent outil d’analyse et d’aide à la décision, dans l’appréciation du niveau d’activité de certains secteurs vitaux de l’économie et dans l’aménagement de mesures fiscales conjoncturelles pour aider les entreprises et/ou sauvegarder le pouvoir d’achat des ménages en période de crises. En effet, ce sera une occasionpour l’administration fiscale de pousser la collecte de données statistiques, au-delà des aspects relatifs au niveau de mobilisation des recettes, pour y intégrer des notes d’analyse sur l’activité économique, dans le sens d’aider les autorités à une meilleure articulation des politiques fiscales accommodantes.
Par ailleurs, la migration vers la facturation électronique est un chantier qui requiert des ressources matérielles, techniques et humaines proportionnelles à l’ampleur de la réforme.
L’acquisition et la distribution des Machines électroniques certifiées de Facturation (MECeF) et/ou l’implémentation des Systèmes de Facturation de l’Entreprise (SFE) au système de facturation local des entreprises, nécessitera une régulation ardue pour l’homologation de ces équipements électroniques et l’agrément de leurs distributeurs. Un service support robuste devra également sous-tendre la mise en service de ce dispositif, pour un traitement efficace des éventuelles réclamations des usagers pour les cas de pannes techniques ou de dysfonctionnements du système de facturation.
Aussi, un point d’attention devra être mis sur des secteurs spécifiques tels que le commerce-distribution (grandes surfaces et centres commerciaux notamment), la restauration, l’hôtellerie, les télécommunications et le mobile money. En effet, ces secteurs ont la particularité commune d’avoir une clientèle composée essentiellement de consommateurs finaux et ne délivrent que des tickets de caisse pour les ventes qu’ils effectuent. A cet égard, un système de certification de leurs caisses enregistreuses avec à la clé une transmission systématisée des données de facturation à l’administration fiscale, devra être étudié. Ce système a déjà cours dans plusieurs pays de l’Union européenne, notamment en France (depuis 2018) et en Allemagne (depuis 2020), mais aussi dans presque tous les pays d’Afrique de l’Est.
En ce qui concerne le secteur des télécommunications et des activités de monnaie électronique, un parangonnage pourrait être opéré en Côte d’Ivoire qui a mis en place un dispositif de contrôle des flux des communications et transactions. Le dispositif sur les communications électroniques a été mis en place depuis 2009, à travers une ordonnance qui autorisait l’Administration à installer sur les réseaux des opérateurs de téléphonie, un mécanisme de contrôle des flux de communications. Ce dispositif a été étendu aux activités de monnaie électronique, depuis 2023, avec la Loi de Finances n° 2022-974 du 20 décembre 2022 portant Loi de Finances de l’année 2023.Face à tous ces enjeux, s’inspirer de pays ayant acquis une expérience reconnue en la matière, à l’instar du Bénin et du Niger, demeure un impératif pour une implémentation réussie de ce nouveau dispositif. Sa mise en œuvre devra être conduite de manière prudente et progressive, afin d’éprouver suffisamment le système une fois rendu opérationnel. Cela permettra d’identifier à un stade primaire tous les risques techniques et d’administrer les mesures correctrices nécessaires.
Par Omar LO et Cheikhna Ibrahima SECK, contrôleurs des impôts et des domaines