Depuis l’épisode de la pandémie de Covid-19, les pays africains, en particulier ceux de l’Uemoa, ont intégré à leur lexique des politiques publiques la notion de souveraineté alimentaire. Un concept nouveau dont la mise en œuvre demeure un défi majeur pour les pays de l’Union, qui continuent d’importer, chaque année, pour 3000 milliards de FCfa de denrées alimentaires.
La Covid-19, au-delà de ses conséquences sanitaires directes, a bouleversé toutes les certitudes. Certains paradigmes des politiques publiques ont été remis en cause. Ainsi, du jour au lendemain, dans les pays de l’Uemoa, on parle de moins en moins de sécurité alimentaire, longtemps considérée comme un mantra. Depuis la crise sanitaire de 2020, le terme a été supplanté par celui de souveraineté alimentaire. D’ailleurs, chaque pays de la zone dispose désormais d’un ministère dédié à cette problématique. En effet, l’une des grandes leçons de cette pandémie est qu’il faut d’abord compter sur ses propres ressources.
Pourtant, malgré cette prise de conscience, les pays de l’Uemoa continuent de dépendre fortement de l’extérieur pour se nourrir. Selon Amadou Mbodj, directeur de l’Agriculture à la Commission de l’Uemoa, l’espace importe encore, chaque année, pour 3000 milliards de FCfa de denrées alimentaires. Les produits concernés par cette facture salée sont principalement le riz, le lait, la viande et le blé. Seuls deux pays, précise-t-il, échappent à la tendance haussière de ces importations massives : le Bénin et le Niger.
Facteurs limitants divers et variés
« Dans ces deux pays, la tendance est à la baisse, tout le contraire des six autres. Nous importons 50 % de notre consommation de riz et 90 % de nos besoins en blé. Pour toutes ces spéculations, aujourd’hui, nous avons vraiment des difficultés à produire pour satisfaire nos besoins », souligne-t-il lors du panel consacré à la souveraineté alimentaire et tenu, les 13 et 14 juin derniers, à Lomé, dans le cadre des « Boad Development Days ». Qu’est-ce qui empêche les pays de l’Uemoa de devenir autosuffisants sur les principaux produits importés ? Pour Oscar Teka, Professeur à la Faculté des Sciences agronomiques de l’Uac, les causes sont multiples. Il cite notamment l’inégal accès au foncier ; l’accaparement des terres par certains acteurs ; les conflits fonciers ; un financement insuffisant ou mal adapté ; des garanties trop élevées exigées aux petits producteurs ; la mauvaise distribution des intrants agricoles —souvent en retard et de qualité douteuse. Le Pr Teka évoque aussi la sous-utilisation des technologies modernes, la faible mécanisation qui entraîne des pertes post-récolte ainsi que la désorganisation du calendrier cultural.
« On ne coiffe pas quelqu’un en son absence »
Cette situation rend difficile pour les pays de l’Uemoa —ainsi que ceux du Cilss, de la Cedeao, la Mauritanie et le Tchad— la perspective de nourrir, d’ici à 2050, 800 millions de personnes, selon le Dr Issoufou Baoua, directeur général du Centre régional Agrhymet. « Notre capacité de production actuelle pour l’ensemble de ces pays est d’environ 70 millions de tonnes de céréales en moyenne, alors que les besoins sont largement supérieurs », déclare-t-il. Il invite donc les États à repenser leurs politiques agricoles, dans un contexte de bouleversements régionaux et internationaux, et de changement climatique. Selon lui, le dérèglement climatique peut être perçu comme une opportunité, mais pas seulement comme une menace. « Il faut apporter des solutions holistiques intégrées : à la fois pour vivre avec les risques, mais aussi pour s’adapter et transformer ces risques en leviers. Les 10 prochaines années devraient être marquées par une série de périodes humides, avec des pluies abondantes. Nos États doivent se préparer à valoriser cette opportunité pour améliorer les rendements agricoles », a-t-il insisté. Il est évident que les producteurs africains restent très vulnérables aux aléas climatiques qui affectent la productivité, les chaînes de valeur et compromettent les moyens de subsistance des petits exploitants. Jusqu’ici, reconnaît Zeynab Cissé, de l’African risk capacity (Arc), les mécanismes d’atténuation des risques et d’indemnisation ont atteint leurs limites. D’où l’introduction de l’assurance paramétrique, une alternative à l’assurance indemnitaire classique. « L’assurance paramétrique repose sur des indices climatiques et météorologiques qui permettent d’indemniser rapidement les producteurs en cas de sinistre », explique-t-elle.
Sans détour, Mamadou Cissokho, président d’honneur du Roppa, a critiqué l’approche élitiste des politiques agricoles, souvent inspirées de modèles étrangers. « Toutes les questions qui nous concernent sont intégrées dans des projets et on cherche des solutions à l’extérieur. La concertation et le dialogue doivent permettre de dégager des consensus réalistes. Mais, ceux qui participent à ces réunions savent bien qu’on y ressasse les mêmes choses. On sous-estime ce que les paysans peuvent apporter comme idées pour construire l’avenir. Or, on ne peut pas coiffer quelqu’un en son absence », martèle-t-il.
L’ancien président du Cncr a rappelé que ce sont les paysans qui, dès 1994, à Rome, lors de la Conférence de la Fao, ont défendu le concept de souveraineté alimentaire. « Mais, nos États étaient frileux, car on leur a fait croire que la souveraineté alimentaire allait à l’encontre des accords de l’Omc », déplore-t-il. Mamadou Cissokho plaide pour un retour aux réalités africaines en matière de production agricole. « On ne peut pas progresser sans parler de ce que l’on est, de ce que l’on sait et de ce que l’on maîtrise. Ceux que l’on cherche à copier ont bâti leur réussite en s’appuyant sur leurs propres réalités », insiste-t-il. Il appelle à instaurer un taux unique de crédit à un chiffre pour les paysans dans tout l’espace Uemoa, à décentraliser les innovations et les nouvelles technologies vers les villages à des coûts accessibles, à construire des infrastructures essentielles (eau, assainissement, toilettes…) dans les marchés locaux, et à ouvrir des banques agricoles de proximité.
Elhadji Ibrahima THIAM, de retour du Togo