Alors que Dakar se prépare pour les Jeux olympiques de la jeunesse, les artisans cordonniers du stade Ibra Mar Diop vivent dans l’attente d’une relocalisation. Entre craintes d’expulsion, concurrence déloyale et espoirs de modernisation, leur quotidien reste suspendu aux engagements des autorités.
Des coups secs et saccadés de marteau s’échappent d’un atelier de cordonniers jouxtant le stade Iba Mar Diop, troublant le calme matinal de la rue 11, angle Blaise Diagne. À l’intérieur, une ribambelle de chaussures de tous genres est accrochée aux murs. Assis devant un étable encombré d’outils, un artisan façonne méticuleusement, à la main, une paire de chaussures. Son visage impassible contraste avec l’atmosphère tendue qui règne dans ces ateliers où plane l’incertitude d’une relocalisation. Dans le cadre des Jeux olympiques de la jeunesse prévus l’année prochaine, les cordonniers doivent être transférés vers la « Maison du cuir », un immeuble de trois étages financé par l’Agence française de développement (Afd). Ce nouveau site, qui s’étendra sur 1.000 m² dans le quartier de la Médina, est censé offrir de meilleures conditions de travail aux artisans. Pourtant, sur le terrain, les promesses tardent à se concrétiser. « On nous avait annoncé le début des travaux en janvier. Jusqu’à présent, rien n’a été fait », s’indigne Modou Wadji, président du Groupement d’intérêt économique (Gie) « Boolo Aar Kuude Gi » « Ensemble, protégeons le métier de cordonnier ». Selon lui, les 350 artisans du groupement vivent dans une « inquiétude totale ». « Les travaux du stade avancent, nous sommes entre le marteau et l’enclume. Ils peuvent nous déplacer à tout moment », alerte-t-il, lançant un appel aux autorités : « Nous voulons de l’aide, au risque de nous voir expulser sans solution de recasement ».
Un métier entre tradition et précarité
Au cœur d’un des ateliers, une vieille étable rayée par des années de labeur supporte une multitude d’outils alignés avec soin : couteaux à parer, marteaux aux manches, lissé par l’usage. Chaque bruissement résonne dans l’espace, accompagné par le grincement régulier d’une machine à coudre vintage. L’air est chargé d’une odeur âcre de cuir et de colle. Bara Diop, un artisan expérimenté, salue le projet de la Maison du cuir, mais s’interroge sur sa réalisation. « Depuis l’annonce du projet, plus de 200 artisans attendent, sans aucune nouvelle. Pourtant, nous œuvrons pour valoriser ce métier, en fabriquant des chaussures de qualité, prisées par les étrangers. Le gouvernement doit accélérer les travaux », plaide-t-il, entre espoir et frustration. Assis devant l’entrebâillement de son atelier, Mame Cheikh Bâ évoque les primes de déplacement proposées aux artisans. « Ils nous ont contacté et ont nos numéros et nos adresses. Ils nous ont convoqué à leur siège et nous ont proposé des accompagnements pour le recasement. L’enveloppe proposée est de 150.000 FCfa », révèle-t-il. Mais les montants varient selon les cas, laissant certains artisans insatisfaits. « Ils ont proposé à d’autres artisans des sommes plus conséquentes », ajoute-t-il.
Les artisans font également face à une rude concurrence avec notamment les chaussures importées de Turquie et de Chine qui inondent le marché local. Modou Wadji insiste sur la nécessité d’un soutien étatique par l’arrêt de l’importation des chaussures chinoises, ne serait-ce que durant les périodes de fêtes comme la Tabaski ou la Korité. Ce qui leur permettrait d’écouler plus facilement leurs stocks. « Nous demandons l’aide des autorités pour régler ce problème. Nous n’avons pas non plus de machines de pointe pouvant faciliter nos tâches quotidiennes. Nous ne disposons que de machines rudimentaires », dit-il.
Dépendance aux importations de matières premières
En plus des défis liés à leur relocalisation et à la rude concurrence, les cordonniers de la Médina doivent composer avec une autre difficulté, l’importation de la quasi-totalité de leurs matières premières. Cuir, colle, fils et même certains outils proviennent de l’étranger principalement d’Europe en particulier l’Italie et de la Chine, indique Bara Diop. « Nous n’avons pas de tanneries locales capables de fournir du cuir de qualité en quantité suffisante », explique-t-il. « Cela augmente nos coûts de production et nous rend dépendants des fluctuations des prix et des délais d’approvisionnement », ajoute Bara Diop. Cette dépendance aux importations réduit leur compétitivité. « Quand les prix du cuir augmentent ou que les conteneurs sont bloqués dans les ports, notre activité en pâtit directement », affirme-t-il.
A l’en croire, le Sénégal dispose d’un important cheptel, « théoriquement capable d’alimenter » une filière locale de cuir. Mais le manque d’infrastructures de tannage moderne et la faible valorisation des peaux locales obligent les artisans à se tourner vers l’international. « Avec une véritable politique de soutien à la transformation locale, nous pourrions réduire nos coûts et créer une filière plus autonome », estime Bara Diop.
« Si on veut préserver ce métier, il faut penser à toute la chaîne, de la production du cuir jusqu’à la commercialisation des chaussures », indique Bara Diop. Un défi de plus à relever pour ces artisans, déterminés à perpétuer leur savoir-faire malgré les obstacles.
Le compte à rebours des Jeux olympiques de la jeunesse a commencé, et les artisans espèrent une réponse rapide des autorités. Entre préservation d’un savoir-faire ancestral et adaptation aux exigences modernes, l’avenir des cordonniers de la Médina reste en suspens.
Pathé NIANG
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