Dans la capitale, les immeubles poussent à vue d’œil, mais ceux qui les érigent survivent dans l’ombre. Entre salaires précaires, accidents fréquents et absence de protection sociale, les maçons de la capitale bâtissent les rêves des autres tout en voyant les leurs s’effondrer.
08h15. Keur Ndiaye Lô s’éveille dans une lumière poussiéreuse. Des silhouettes se faufilent entre les concessions, les sacs de ciment empilés à la hâte et les échafaudages bancals. Le sol vibre déjà sous les coups de pioche. Mamadou Diop, 38 ans, enfile sa casquette râpée, étire ses bras fourbus et jette un œil vers le ciel. La journée commence. Elle sera longue. Comme toutes les autres.
« Ici, on construit les maisons des autres, mais on n’a même pas de quoi finir une chambre pour nous-mêmes », souffle-t-il. Depuis dix-sept ans, Mamadou Diop est maçon. Il a vu Dakar changer, s’étendre, s’élever. Mais pour lui, rien n’a vraiment bougé. Son revenu stagne, sa santé décline, et son rêve de construire sa propre maison s’éloigne.
À Keur Ndiaye Lô, comme dans bien d’autres quartiers de la banlieue dakaroise, les chantiers prolifèrent. La pression foncière pousse les familles à construire coûte que coûte, étage après étage. Derrière chaque dalle coulée, chaque mur dressé, se cachent les mains calleuses d’une armée d’ouvriers oubliés.
Cheikhna, 27 ans, est l’un d’eux. Originaire de Kolda, il a quitté son village à 19 ans pour tenter sa chance dans la capitale. « J’ai commencé comme apprenti. Je portais les briques, je faisais du ciment. Je dormais sur le chantier. On me donnait 1 500 FCfa par jour », confie-t-il. Aujourd’hui, il gagne 5 000 FCfa par jour, quand il travaille. Mais les jours pleins sont rares.
Les arrêts de chantier, les désaccords avec les clients ou les retards de matériaux sont fréquents. Et quand les prix flambent, ce sont eux qui trinquent, surtout avec l’augmentation récente du sable due à la fermeture des carrières de Bambilor. « Le ciment est passé à 71 000 FCfa la tonne, le fer à 55 000 FCfa le baril. Les patrons coupent sur la main-d’œuvre : moins de maçons, plus de fatigue, plus de risques », ajoute-t-il, désespéré.
Le métier est dur, physiquement et mentalement. Les journées commencent tôt, vers 8 h, et se terminent souvent vers 18 h, sous le soleil ou sous la pluie, dans la poussière du ciment ou les odeurs d’huile de coffrage.
Issa, 33 ans, n’a plus que trois doigts fonctionnels à la main gauche. « J’ai glissé sur une dalle mouillée. Ma main a été prise dans une bétonnière. J’ai eu de la chance : j’ai survécu, mais depuis, je ne peux plus porter. Je suis devenu manœuvre, je gagne moins », confie-t-il.
Il faut dire que la majorité des maçons n’ont ni contrat, ni assurance, ni sécurité sociale. En cas d’accident, ils comptent sur la solidarité des collègues ou la charité du chef de chantier. Ceux qui tombent, on les remplace. Ceux qui parlent trop, on les vire et on les remplace.
Certains racontent des cas plus graves : des chutes mortelles depuis les toitures, des électrocutions dues à des câblages précaires ou des effondrements de murs en chantier. Ces drames passent souvent sous silence, sans suite judiciaire ni enquête.
Des mineurs sur les chantiers
L’autre réalité alarmante est la présence massive de jeunes garçons sur les chantiers. Des mineurs, parfois à peine adolescents, venus des campagnes ou des quartiers modestes, recrutés comme apprentis à bas coût.
À Yeumbeul, Babacar, 15 ans, prépare du mortier sous les ordres d’un maçon plus âgé. « Mon père m’a envoyé ici. Il a dit que c’était mieux que de rester à la maison. Je gagne 2 000 FCfa par jour, mais ce n’est pas tous les jours », indique le jeune apprenti maçon.
Pas de chaussures de sécurité, pas de gants, pas de casque. Les blessures sont fréquentes, les accidents aussi. Mais le besoin de ressources l’emporte. Ces jeunes deviennent la main-d’œuvre silencieuse d’un système informel qui prospère sur l’urgence de construire vite et pas cher.
L’ironie est cruelle. Ces hommes construisent des villas à Mermoz, des immeubles à Ouakam, des résidences à Sacré-Cœur. Mais beaucoup dorment sur les lieux mêmes des travaux, dans des abris de fortune faits de planches et de bâches.
À Keur Massar, Ousmane, père de trois enfants, partage une chambre sans fenêtre avec cinq collègues. « On se relaie pour dormir. Deux par terre, trois sur les briques. On garde les outils sous nos têtes, comme des oreillers », soupire-t-il.
Le week-end, il retourne brièvement à Bayakh, chez sa femme. « Mais je ne reste pas. Si tu rates un jour, on te remplace », ajoute Ousmane.
Parmi les plaintes les plus fréquentes : les retards de paiement et les arnaques. Des chefs de chantier disparaissent avec la caisse, des clients refusent de payer en prétextant des malfaçons. Le maçon, en bas de l’échelle, ne peut se défendre.
« On a coulé une dalle à Nord Foire. Le client a dit qu’il n’avait pas l’argent, il a bloqué le chantier, et on a été remercié. On n’a jamais été payé », raconte Ousmane. Certaines équipes décident de ne plus travailler sans avance. D’autres préfèrent s’en remettre à la foi et à la chance. La plupart n’ont pas le choix : ils acceptent ce qu’on leur donne.
Quelques associations essaient de structurer la profession. À Pikine, un groupement de maçons propose des formations en sécurité, lecture de plans et techniques modernes. Mais les moyens manquent. D’autres rêvent d’une mutuelle, d’une coopérative ou d’une caisse d’épargne collective. Mais entre l’instabilité et la méfiance, ces projets ont du mal à aboutir.
Le chemin est long. Et chaque jour passé sous le soleil de Dakar le rend un peu plus incertain. Dans une capitale en pleine expansion, où les grues tutoient le ciel et où les projets immobiliers foisonnent, les maçons restent les grands oubliés du progrès. Invisibles, mais essentiels. Ouvriers fragiles de l’ombre, sans lesquels aucun mur solide ne tiendrait debout.
Reportage d’Amadou KEBE