L’hypothèse d’une sortie du franc Cfa est, de nouveau, agitée à la suite des derniers développements politiques. Quels sont les scénarios possibles ? L’eco verra-t-il bientôt le jour ? L’économiste sénégalais Magaye Gaye, ancien cadre à la Banque ouest africaine de développement (Boad), livre son point de vue.
Entretien
Monsieur Gaye, quels sont, aujourd’hui, les scénarios de sortie du franc Cfa ?
Une bonne gestion monétaire ne peut pas faire abstraction de l’environnement géopolitique. À l’analyse, l’on s’aperçoit que les deux acteurs de ce système monétaire, qu’est le franc Cfa, sont en crise. Vous avez, d’un côté, les pays membres africains qui connaissent, pour certains, une instabilité politique et d’autres qui ont décidé de tourner la page de plus de six décennies de relations franco-africaines. La plupart sont en proie à des difficultés économiques, notamment du côté des pays de l’Afrique centrale qui font face à de réels problèmes de balance de paiement. Du côté de la France, garante morale supposée du dispositif, la situation n’est guère reluisante avec d’énormes contraintes en termes de déficits budgétaires, de crise économique et de vulnérabilité institutionnelle et politique. Objectivement, la France d’aujourd’hui n’a plus les moyens de sa politique et est acculée de partout par une jeunesse impatiente de tourner la page, une société civile de plus en plus consciente du tournant historique actuel, mais aussi des gouvernants qui prennent désormais leurs responsabilités, encouragées en cela par un contexte évident de rupture et de souveraineté.
En tenant compte des hésitations constatées dans les pays africains de la zone franc, qui semblent craindre un saut dans l’inconnu que pourrait représenter une sortie brutale du dispositif actuel, je crains que l’initiative de la rupture ne vienne finalement de la France. Cette hypothèse me paraît d’autant plus plausible que cette dernière n’a plus rien à perdre dans cette relation monétaire et s’active, depuis quelque temps d’ailleurs, à réorienter sa diplomatie vers des partenariats économiques plus utiles avec des pays comme l’Éthiopie, le Nigeria ou l’Afrique du Sud. Enfin, on ne peut pas écarter un scénario alternatif consistant en ce qu’un pays comme la Côte d’Ivoire, dont l’élection présidentielle de 2025 pourrait enclencher une alternance générationnelle, décide de battre sa propre monnaie. Ce scénario est bien possible si l’on réalise que cette locomotive communautaire contrôle plus de 40 % du Pib de l’Uemoa (Union économique et monétaire ouest africaine) ; ce qui la place comme le plus gros contributeur en termes de réserves de change. Tout laisse à croire que des changements majeurs sont à anticiper dans cette union monétaire.
Dans sa Déclaration de politique générale, le 27 décembre, le Premier ministre Ousmane Sonko semble privilégier une démarche communautaire pour une réforme monétaire. Pensez-vous que des progrès ont été enregistrés vers la création de l’eco depuis la réforme annoncée en 2019 ?
Sur la question du franc Cfa, une démarche communautaire est indispensable dans la mesure où depuis la création de cette monnaie, en 1945, ses pays membres, composant notamment l’Union monétaire ouest africaine (Umoa), sont liés par le même destin monétaire, mais aussi par des arrangements institutionnels et outils de pilotage identiques. J’ai l’habitude de rappeler que cette monnaie, en dépit de ce qu’en pensent beaucoup d’économistes, appartient intrinsèquement à ces pays puisque c’est eux qui génèrent les flux économiques qui permettent son maintien par leurs exportations d’or, d’arachide, de coton, de cacao, de pétrole…lesquelles donnent à cette monnaie sa quintessence et sa valeur. Un des objectifs spécifiques était le soutien aux entreprises françaises.
« Personnellement, je ne crois pas en
l’eco parce que les pays de la Cedeao
ont des intérêts divergents. »
Aujourd’hui, les enjeux fondamentaux semblent tourner autour de la question de savoir comment enlever définitivement la France de tous les dispositifs et jeter les bases de réformes structurelles approfondies des mécanismes aussi bien dans la gouvernance que le compte d’opérations, l’arrimage à un panier de devises, le changement de nom ainsi que la fabrication de cette monnaie dans l’espace Uemoa. Ces réformes supposent, bien entendu, des échanges et des concertations entre les pays membres, mais il faut avouer que ce ne sera pas chose facile parce que des pays comme le Sénégal, le Niger, le Mali et le Burkina Faso envisagent sérieusement l’option de battre leur propre monnaie. Pour autant, je ne suis pas sûr que les autres pays membres soient dans cette même dynamique. Du moins officiellement.
Et concernant l’éco ?
S’agissant de l’eco, malgré les déclarations diplomatiques préétablies, le parcours n’a pas encore été jalonné par des résultats tangibles. Du reste, pouvait-il en être autrement dans la mesure où les pays qui doivent lancer cette monnaie de la Cedeao semblent parfois avoir des intérêts divergents et des expériences en termes de gestion monétaire totalement peu similaires ? Une transition au niveau de la Cedeao semble cependant peu réaliste. Personnellement, je ne crois pas en l’eco en raison des disparités budgétaires et économiques entre les différents États que l’on peut classer en trois sous-zones : les pays anglophones, les pays francophones et ceux lusophones. Les pays anglophones ont souvent des problèmes de discipline monétaire, notamment en termes de respect des critères de convergence. La zone franc quant à elle semble nager à contre-courant des intérêts supérieurs de la Cedeao. C’est la raison pour laquelle l’eco est encore bloqué. Certains pensant que c’est la France qui tire les ficelles. Les réformes superficielles, entreprises par un infime bloc de pays autour de la France pour lancer l’eco version franc Cfa en 2019, ont fait beaucoup de mal à la Cedeao en ce sens que le nom même, « eco », est une propriété de cette organisation, mais plus fondamentalement par rapport aux nouvelles orientations portées à la connaissance de l’opinion. Personne n’était au courant de la réforme.
La France devait logiquement sortir de la gouvernance du franc Cfa, mais en lisant l’article 4 du traité, on s’aperçoit qu’une personnalité indépendante et qualifiée devait être nommée au sein du Comité de politique monétaire de la Bceao par le Conseil des ministres de l’Umoa en concertation avec la France. La France sort ainsi par la porte pour revenir par la fenêtre. S’agissant du maintien de la convertibilité illimitée dans un contexte où les États n’ont plus d’obligation à déposer les réserves de change au Trésor français, il est difficilement compréhensible puisqu’une question demeure en suspens : en vertu de quelle contre-garantie la France pouvait-elle assurer cette convertibilité ? Il faut savoir qu’une Cedeao dirigée par le Nigeria, avec une seule monnaie en circulation, signifie une baisse évidente de l’influence française en Afrique de l’Ouest. En tout état de cause, les défis relatifs à l’intégration sous-régionale et à l’industrialisation doivent être relevés avant d’envisager une monnaie unique régionale viable. Tout cela fait que l’éco, annoncé en 2020, n’a pas encore vu le jour.
Faut-il renoncer aux critères de convergence et à la discipline monétaire acquise dans le cadre l’Umoa pour intégrer le Nigeria ?
Votre question est posée comme si vous semblez penser que le Nigeria pourrait solliciter une entrée hypothétique dans la zone franc ; hypothèse que je n’envisage pas une seule seconde dans mes analyses pour plusieurs raisons. Ce pays, en dépit d’un contexte économique relativement difficile et marqué par des taux d’inflation élevés, s’accommode bien de la gestion de son naira qui lui permet, aujourd’hui, de rester l’une des principales puissances économiques du continent. Je pense qu’au regard de ces différents facteurs, ce grand pays d’Afrique de l’Ouest commettrait une erreur si jamais il décidait de se ranger derrière la France. Cela étant souligné, il faut dire que la discipline monétaire dont font preuve et se targuent les pays de la zone franc est contreproductive. Le franc Cfa handicape fortement leur essor économique. Les ratios prudentiels sont corsés ; la Banque centrale privilégie la lutte contre l’inflation au détriment de la production nationale et du plein emploi ; le taux de financement de l’économie reste très faible ; l’essentiel des Pme et du secteur informel continue d’éprouver de sérieuses difficultés pour accéder au financement sans oublier que cette monnaie ne favorise pas l’intégration sous-régionale. La preuve : les échanges intra-Cedeao représentent moins de 15 % du total. Oui, la politique monétaire est contreproductive. Encore une fois, il faut réformer en profondeur ce dispositif monétaire.
L’argument selon lequel le franc Cfa ne favorise pas le développement tient-il la route, si l’on sait que les pays de l’Uemoa affichent l’un des meilleurs taux de croissance en Afrique ?
La croissance n’est pas forcément synonyme de développement, surtout lorsqu’elle est extravertie, insuffisante, mal calculée et absorbée par le croit démographique. Il est à faire remarquer que cette croissance annoncée pour les pays de l’Uemoa, malgré un contexte inflationniste relativement élevé, est toujours inférieure au coût d’endettement qui tourne autour de 9 à 10 %. Par ailleurs, je suis un des économistes à penser qu’avant de focaliser les objectifs de politique monétaire sur l’évolution du taux d’inflation, donc d’augmentation des prix, il faut surtout s’interroger sur la performance des capacités productives. À chaque fois que le Comité de politique monétaire de la Bceao sort ses analyses trimestrielles, au bout desquelles il augmente, voire maintient les taux directeurs, je ne cesse d’attirer l’attention sur le fait que cette inflation importée, qui n’est pas d’origine monétaire, requiert un traitement approprié, notamment une relance de la production locale.
« La croissance des pays africains
membres de la zone franc est une
croissance appauvrissante. »
La plupart des pays de la zone franc ont des économies extraverties héritées de l’époque coloniale. Les pays anglophones sont plus dégourdis sur le plan économique et occupent les premières places continentales en termes de vitalité économique. Par ailleurs, votre question trouve déjà une réponse pertinente dans les classements mondiaux Idh (Indices de développement humain) du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). La quasi-totalité des pays membres de la zone franc se trouve en queue de classement, contrairement à leurs homologues anglophones qui sont mieux lotis. La croissance des pays africains membres de la zone franc est une croissance appauvrissante.
Comment éviter les risques d’instabilité monétaire et de fuite des capitaux qui peuvent découler d’un abandon du franc Cfa tout en garantissant la confiance des investisseurs dans la zone Uemoa ?
Je voudrais d’abord rappeler qu’aujourd’hui, de nombreux experts restent convaincus que le système de convertibilité illimité actuel du franc Cfa par rapport à l’euro favorise, quelque part, le maintien de flux financiers illicites entre les pays concernés et les paradis fiscaux. Le risque d’instabilité monétaire et de fuite de capitaux ne peut être appréhendé que par le biais de bonnes politiques en matière économique et de gouvernance. Il n’y a pas de solution miracle pour renforcer les réserves de change. Il est crucial que le Sénégal renforce ses exportations en transformant les produits à faible valeur ajoutée et en les vendant en devises fortes comme le dollar ou l’euro. Mais aussi, de promouvoir de solides stratégies de substitution aux importations. S’agissant de la gouvernance, il faudra lutter contre l’impunité et mettre des garde-fous capables de renforcer le contrôle de gestion autour des ressources nationales.
Entretien réalisé par Seydou KA