Le conseil d’administration du Port autonome de Dakar (Pad) a validé, le 18 septembre 2025, la concession du Môle 4 pour la conception, le financement, la réalisation et l’exploitation d’un Terminal polyvalent multimodal. Le consortium Jambaar est un groupement d’entreprises sénégalaise, belge et espagnole, conçu sur mesure pour en assurer le déroulement. Jambaar réunit AIG Marine & Terminal (Sénégal), filiale du Groupe Maor qui a vocation à développer des ports en Afrique, l’armateur Conti-Lines (Belgique), l’opérateur portuaire Ership Groupe (Espagne) et le Port d’Anvers Bruges International (Belgique). Entièrement financé par des capitaux privés à hauteur de 120 milliards de FCfa, Jambaar vise à désengorger le port de Dakar, relancer les ports régionaux et développer un réseau fluviomaritime. Le promoteur-développeur, Modou Mamoune Sène, explique dans cet entretien sa pertinence, son modèle entrepreneurial et son impact sur l’économie sénégalaise.
Le conseil d’administration du Port autonome de Dakar a validé la concession du Môle 4 à votre consortium. Comment s’est déroulé le processus qui a abouti à ce partenariat ?
Le projet Jambaar, comme son nom l’indique, a été un parcours du combattant, un parcours de Jambaar. On a eu à collaborer avec trois directeurs généraux du Pad. La première fois qu’on a présenté le projet, c’était avec Aboubacar Sadikh Bèye. Aujourd’hui, nous sommes passés au conseil d’administration avec le directeur général Waly Diouf Bodiang. C’est un projet qui a fait un long parcours pour le temps de sa conception, mais aussi le temps pour aller chercher des partenaires capables de monter les opérations, mais aussi le temps de respecter la juridiction en vigueur ; également le temps de son appréciation par l’autorité portuaire. Le temps de s’entourer de toutes les garanties juridiques avant de le soumettre au conseil d’administration. Ce projet est passé par l’Arcop (Ndlr – Autorité de Régulation de la Commande publique) qui a rendu la décision au Port autonome de Dakar pour passer par la loi Aot (Ndlr – référence à une Autorisation d’occupation temporaire. C’est une permission délivrée par l’État, par l’intermédiaire de son représentant (ici, le Port autonome de Dakar), pour l’exploitation d’équipements liés aux opérations portuaires, souvent dans le cadre d’un partenariat public-privé (Ppp). Cette autorisation a une durée limitée, ne pouvant excéder 25 ans, et est assujettie au paiement de redevances). C’est un projet qui a donc fait un long parcours, qui a été sélectionné parmi d’autres et qui a reçu l’approbation du gouvernement et des autorités portuaires. Il est important pour le pays, car il impacte directement et indirectement le panier de la ménagère. C’est aussi un projet qui règle, en partie, le problème de la mobilité urbaine. Il a aussi des impacts dans la lutte contre la pollution. Quand mille à deux mille camions entrent et sortent de la ville de Dakar, cela se comprend. Sans oublier la dégradation de nos routes. C’est un projet transversal pour l’économie sénégalaise que le Pad a trouvé comme une opportunité. J’en profite pour saluer la réaction du gouvernement devant un projet de développement aussi important. Je suis un modeste développeur qui ne s’est jamais considéré comme un chef d’entreprise. Je cherche à développer. Que ça se passe bien ou mal, je reste dans mon pays, parce que les bases mêmes de mon projet viennent de ce que Dieu nous a naturellement donné au plan géographique. Si vous regardez la carte de l’Afrique, les pays qui ont des débouchés sur la mer sont en général très petits, alors que ceux enclavés sont vastes. Donc certains pays doivent servir de hub industriel et logistique. En réalité, ce projet est une vision du Groupe Maor qui a l’ambition de développer un projet plus grand appelé Agro Bio Vision qui va donner au Sénégal le rang de hub logistique et portuaire. Notre projet est complexe et il nous fallait trouver les meilleurs partenaires. Des partenaires capables de lever des fonds, mais qui ont aussi l’expertise…
Justement, quel est le profil de vos partenaires ?
Notre consortium est composé de deux ports majeurs en Afrique et en Europe, à savoir Dakar et Anvers-Bruges qui est l’un des plus puissants d’Europe. Vous connaissez le potentiel du port de Dakar, tout comme vous savez que ce n’est pas un port pour le Sénégal seulement. Nous avons, entre autres partenaires, l’armateur belge Conti-Lines, mais aussi Ership qui a 150 ans d’existence et qui contrôle plus de 40 terminaux dans le monde, en particulier celui de Bogota en Colombie, très important pour l’économie américaine. Il contrôle également la quasi-totalité des ports d’Espagne.
Quelle est l’innovation qu’apporte Jambaar dans l’écosystème logistique ?
Une haute personnalité me disait que ce projet a besoin de consensus, car il doit rassembler les communautés. Il avait raison parce que si j’ai un message à envoyer aux transporteurs, c’est que Jambaar vous apporte quelque chose d’extraordinaire. Pour le moment, ils viennent au port de Dakar, y restent des jours avant de pouvoir aller décharger dans les régions. Cette fois-ci, avec Jambaar, nos barges vont transporter les marchandises via les voies fluviomaritimes pour les amener vers les ports régionaux. C’est de là que le chargement pourra aller très vite. Le projet pense donc au réseau routier. Pour les dockers aussi, l’occasion leur sera donnée de travailler non seulement au port de Dakar, mais aussi au niveau des ports régionaux. Jambaar est un projet sénégalais, porté par un Sénégalais. Le projet le dit lui-même. On a l’habitude de voir des investisseurs venir au port investir pour capter nos trafics. Alors que là, on est sur un autre schéma. Non seulement on capte du trafic, mais aussi on crée du trafic. Le trafic n’est pas dense entre Dakar et les ports régionaux. Jambaar remédie à cette situation.
Quels sont les impacts attendus à moyen et long termes ?
J’ai déjà parlé du court terme. S’agissant du long terme, vous savez que le port de Dakar va se déplacer, si on peut dire ça ainsi, vers Ndayane. Ce n’est pas parce que le port de Dakar va se déplacer vers Ndayane que les populations de Dakar vont se déplacer. Elles seront toujours là à attendre leurs containers, leurs céréales, leurs machines, etc. Le port de Dakar prévoit à travers Jambaar un terminal multimodal, multifonctionnel, pour assurer le trafic une fois que Ndayane sera opérationnel. La population dakaroise souffre des camions qui sortent et entrent dans son espace. Non seulement on va libérer de l’espace, mais on va rendre disponibles leurs containers à l’intérieur de Dakar sur le terminal. Il n’est pas nécessaire d’être intelligent pour comprendre ce qu’un port qui se développe peut apporter en termes de plus-value. On perçoit déjà l’industrialisation, le développement de ces zones. Je pense au port de Ziguinchor. On pense aux produits de l’agriculture, de la pêche. On peut penser aux hydrocarbures, toutes choses pouvant créer un trafic régulier entre le port de Dakar et celui de Ziguinchor. Le port de Ziguinchor est limité en termes de réserves foncières. Et le président de la République a un souhait : celui de réaliser un port en eaux profondes en Casamance. C’est une idée pertinente. Jambaar est en train de travailler à la matérialisation de cette idée. Pour l’intérêt du Sénégal et de la connectivité dans la sous-région.
Comment s’est constitué le tour de table pour monter le capital du consortium ?
Ce projet est composé de trois secteurs privés. Il est Sénégalais, Belge et Espagnol. Ils sont encadrés par deux ports, Dakar et Anvers-Bruges qui se partagent 20 % du capital, 10 % chacun. Je suis l’actionnaire de référence avec 33,3 % des parts. Le reste est partagé entre les deux secteurs privés. J’assume cette position, car le but du jeu n’est pas de rassembler des acteurs n’ayant ni la vision ni les moyens pour leur confier un terminal. Regardez l’état actuel du Môle 4. Il ne fait pas gagner des ressources au port de Dakar et il fait perdre énormément d’argent à l’État du Sénégal…
Dans l’immédiat, quels sont les actes posés pouvant pousser à l’optimisme quant au succès de Jambaar ?
Permettez-moi de vous rappeler que quand j’ai rencontré le directeur général M. Waly Diouf Bodiang pour lui présenter le projet qui se déclinait en trois phases, sa recommandation a tout de suite été d’aborder le projet dans son ensemble avec ses trois volets pour avoir un impact immédiat sur les pôles régionaux. C’est pourquoi le principe d’une convention-cadre a été validé englobant ces trois volets. Cette nouvelle séquence nous impose la mise en oeuvre immédiate des investissements sur le terminal du Môle 4 et le lancement dans la foulée des études pour les phases 2 et 3 consistant au développement des lignes fluviomaritimes et à la réhabilitation des ports régionaux, notamment Kaolack, Ndakhonga, Ziguinchor et Saint-Louis. Le Sénégal est doté d’un potentiel hydrographique avéré. L’économie coloniale l’avait si bien compris qu’elle avait développé les ports régionaux, avec par exemple le port de Kaolack à l’époque le deuxième de la sous-région derrière celui de Dakar. Ces ports doivent avoir leur autonomie, développer leur potentiel de moteur de l’économie locale. La Vision 2050 met la priorité sur huit Pôles économiques dont les quatre disposent de port. À notre niveau, nous donnons une haute considération à ces ports régionaux parce que générateurs et catalyseurs de plus-value. Ces ports régionaux avaient joué un rôle majeur sur la compétitivité de la production agricole, celle de l’arachide et du coton, en particulier face à la concurrence portugaise et du Commonwealth. Jambaar va les réhabiliter.
Est-ce que l’ambition du projet Jambaar, au-delà de la réhabilitation des ports régionaux, inclut également la redynamisation du réseau hydrographique national en valorisant les cours d’eau et vallées mortes pour améliorer la navigabilité intérieure ?
Ce qu’il est important de savoir, c’est que nous, nous allons créer une plateforme à partir du port de Dakar qui va à la fois permettre d’accueillir des navires de plus grande envergure et donc de plus grande capacité en termes de cargaison. On parle là de 70.000 à plus de 80. 000 tonnes. Toujours au Môle 4, nous allons aménager un quai exclusivement dédié au trafic fluviomaritime pour faire la connexion. Donc ça, c’est concrètement ce que Jambaar va apporter, dans un premier temps, avant d’aller sur les autres volets où il y a effectivement une phase de dragage, pour dégager les voies navigables. Le préalable à cette composante du projet consiste en des études qui vont être réalisées clairement, et avec des résultats, et qu’en toute objectivité, on exécutera.
Dans quelle mesure la transformation du port de Dakar va-t-elle remodeler l’écosystème portuaire national et refléter l’évolution de l’économie sénégalaise ?
Je disais que 99 % des marchandises qui entrent au Sénégal passent par le port de Dakar. Il ne faut pas oublier que 65 % de ces marchandises restent sur Dakar, tandis que les 35 % restants sont acheminés vers les régions, c’est-à-dire l’intérieur du pays. Il faut aussi prendre en compte le trafic malien et d’autres échanges sous-régionaux. Le port de Dakar représente à lui seul deux points de croissance, ce qui est énorme. Avec l’exploitation du pétrole et du gaz, on estime que la croissance pourrait atteindre quatre points supplémentaires. Aujourd’hui, on parle donc de près de huit points. Voilà ce que représente le port pour un pays qui, jusqu’à récemment, n’avait ni pétrole ni gaz. Maintenant qu’il en a, le port devient encore plus stratégique, encore plus important. Je précise cela pour rectifier une confusion : lorsqu’on parle de 95 % ou 99 %, il ne s’agit pas de l’économie nationale, mais bien des flux de marchandises qui entrent au Sénégal. En résumé, 99 % de ces flux passent par le port de Dakar.
Peut-on voir dans cette démarche un premier jalon vers la promotion des capitaines d’industrie locaux, dans un contexte d’appel à la préférence nationale même si le consortium est international ?
Je dirais que c’est avant tout l’histoire de jeunes issus d’une famille Baol-Baol à la tradition entrepreneuriale bien ancrée. Je veux parler de mon père, Alla Sène, ma source d’inspiration, qui est à la tête de plusieurs industries sénégalaises, l’un des pionniers du patronat sénégalais, fondateur de l’Unimes (Union nationale des importateurs-exportateurs sénégalais) en 1973, membre fondateur de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes). Avoir de tels repères et de telles références, à la fois panafricaines et économiques, constitue une véritable source de motivation pour nous. Nous appartenons à cette génération et nous l’assumons pleinement : nous sommes des patriotes économiques panafricains. Nous nous alignons parfaitement sur la « Vision Sénégal 2050 » incarnée par le président de la République Bassirou Diomaye Faye et exécutée de façon optimale par le Premier ministre Ousmane Sonko et son gouvernement. Le Sénégal, avec sa façade maritime, a naturellement un rôle à jouer dans la région, bien qu’il ne dispose pas des mêmes atouts agricoles que le Mali ou le Burkina Faso. La connexion entre nos pays est une évidence : nous sommes interdépendants. Le Sénégal a besoin de leurs produits et eux ont besoin de nos infrastructures pour accéder aux marchés internationaux. C’est sur cette logique que repose notre motivation. Le nouveau régime, d’ailleurs, a certainement fait les mêmes constats que nous. Ce n’est donc pas un hasard si le projet Jambaar s’inscrit parfaitement dans la « Vision Sénégal 2050 ». Ce n’est pas un montage opportuniste, mais le résultat d’une analyse partagée : les mêmes causes produisent les mêmes effets, et les mêmes constats conduisent logiquement aux mêmes solutions.
Comment s’est opéré le montage financier du projet ?
Le financement du projet ne coûte pas un centime à l’État du Sénégal. Il est entièrement pris en charge par le consortium, pour un montant global estimé entre 115 et 120 milliards de FCfa. Nous allons immédiatement entrer dans une phase d’investissements à hauteur de 54 milliards de FCfa, avec un ticket d’entrée de 2,5 milliards. À cela s’ajoutent des redevances portuaires : une partie fixe pour l’occupation du domaine du terminal, et une partie variable, calculée en fonction du volume de trafic traité. Ces montants viendront s’ajouter aux recettes fiscales, notamment les droits de douane, la Tva et les impôts liés à l’emploi, qui généreront à leur tour un impact économique et social significatif.
Vous avez dit au début de l’entretien que l’entreprise a été difficile. Quels ont été ses appuis décisifs ?
Je tiens à remercier mes partenaires étrangers pour leur patience et leur résilience dans le long processus d’instruction du projet, qui a duré 3 ans. Je remercie en particulier Jean-Frédéric Brion (Conti-group), Jorge Alvar Gonzales (Ership), l’autorité portuaire d’Anvers-Bruges (PoAbi), ainsi que mes collaborateurs directs, Grégory Brion (actionnaire, co-promoteur), Emmanuel Willems (Conti-Group), ainsi que Omar Blondin Diop (AIG Marine & Terminal). J’émets une mention spéciale pour l’équipe du Port autonome de Dakar, sous la houlette de son Dg, Waly Diouf Bodiang, et de son Pca, Ngouda Mboup, qui n’ont ménagé aucun effort ces 12 derniers mois pour défendre les intérêts du Sénégal dans le strict respect de la législation en vigueur, tout en préservant, avec le précieux accompagnement de l’Apix, la souveraineté nationale du pays sur les infrastructures concernées. Je remercie enfin toute mon équipe et tous les experts qui ont fait preuve de professionnalisme et de résilience durant tout le processus du projet depuis le début. Ce combat, riche d’enseignements et d’émotions, m’a beaucoup appris sur les véritables problèmes économiques du Sénégal auxquels nous apporterons des solutions concrètes, inch Allah
Propos recueillis par Samboudian KAMARA