Que reste-t-il de l’esprit de Bandung et qu’en est-il de l’idée de déconnexion émise par Samir Amin de son vivant ? Réponses, avec l’économiste Ndongo Samba Sylla, de l’International development economics associates (Ideas). L’économiste égyptien a été célébré à Dakar samedi dernier.
Il y a dans la pensée de Samir Amin cette idée forte de la déconnexion. A quoi renvoie-t-elle exactement ?
La déconnexion part déjà du constat que le modèle de développement occidental ne peut pas être reproduit dans le reste du monde. C’est quoi le modèle de développement occidental ? Il consiste d’une certaine manière à s’accaparer les ressources des autres, premièrement, et deuxièmement, à détruire la paysannerie, notamment du fait des progrès techniques et industriels. C’est de cette manière que l’Occident s’est développé. Et, nous, dans notre cas, si nous devions reproduire à l’identique le modèle de développement occidental, ça supposerait des transitions très vite, disons, du secteur agricole, du secteur primaire vers le secteur secondaire, tertiaire, etc. Mais ces transitions n’occasionneraient que ce qu’on voit là, c’est-à-dire beaucoup d’informel, des bidonvilles, parce qu’on n’a même pas encore notre souveraineté alimentaire et nous n’avons pas encore développé d’industries. Les industries que nous avons ne créent pas beaucoup d’emplois et c’est pourquoi nous avons beaucoup d’informel.
C’est alors à partir de ce type de constat que des auteurs comme Samir Amin ont dit qu’il faut se déconnecter. Toutefois, se déconnecter, ce n’est pas s’isoler du reste du monde. Ça veut au contraire dire privilégier, disons, les intérêts domestiques, les intérêts des peuples sur les demandes du système international. Donc, c’est le système international qui doit s’ajuster. C’est ça la déconnexion. Il a un certain nombre d’éléments qui vont avec comme, par exemple, avoir la maîtrise sur le coût du travail. Ainsi, sachant que la majorité des travailleurs sont dans le secteur rural, agricole, il faut leur donner de bons prix, par exemple, car, c’est ce qui va permettre qu’il y ait un développement des marchés intérieurs. Lesdits marchés devront être protégés, par des tarifs, mais pas seulement. A un moment donné, il faut pouvoir avoir une production de qualité, compétitive, même sans protection tarifaire.
L’autre chose, c’est qu’il faut avoir un contrôle sur les ressources naturelles. Parce que quand on n’a pas un contrôle sur ses propres ressources naturelles, on va suivre le schéma qui consiste juste à exporter des produits primaires et à générer des recettes en devises qui sont contrôlées par l’étranger, d’une certaine manière, avec des prix qui sont généralement faibles. Ce qu’il faut également, c’est développer une base technologique autonome. Ça veut dire qu’on pourra toujours s’inspirer des technologies des autres, les importer, mais, à un moment donné, on va avoir son système technologique propre qui permet, en tout cas, de répondre à ses défis propres. Et le dernier aspect de la déconnexion, c’est d’avoir un système financier autonome. Ce qui signifie que l’État doit être en mesure de contrôler l’allocation du crédit et de l’épargne, et de manière générale, l’investissement. Dans le système capitaliste, les entreprises elles-mêmes ne vont pas investir tant qu’elles n’espèrent pas de profit. Mais quand on veut avoir une société égalitaire, prospère, il y a certains investissements qu’il faut faire qui ne vont pas être rentables dans une logique capitaliste, mais qui sont nécessaires pour la société. Et c’est un peu tout ça, la déconnexion.
Et cette déconnexion, son agent, c’est en quelque sorte ce qu’on peut désigner par le Sud global…
Oui. En fait, le Sud global, maintenant, c’est devenu l’équivalent fonctionnel de ce qu’on appelait auparavant le Tiers-Monde. C’est-à-dire les pays qui n’étaient pas occidentaux, qui n’étaient pas du bloc soviétique, donc, ceux qu’on a appelés Tiers-Monde à partir des années 50. Maintenant, il y a l’expression Sud global, qui fait peut-être un peu plus chic, plus moderne. C’est cependant une expression qui peut aussi être un peu polémique, en fait, pas claire. Car, qui met-on dans le Sud global ? Les Chinois ne s’incluent pas dans le Sud global, par exemple. Pourtant, d’autres vont dire que dans le Sud global, il y a la Chine. Et elle, va se demander ce que ce Sud global aussi pense d’elle. La Chine, pour prendre son cas, est un pays qui est très en avance sur le plan industriel et technologique. Donc quelque part, c’est une nation avancée de ce côté. Mais quand on regarde le statut de ses travailleurs, il y a un peu d’informel et beaucoup sont encore dans le secteur rural. Du coup, ça ne répond pas encore aux caractéristiques des nations, disons, occidentales. Donc la Chine est à mi-chemin entre les pays du Nord, sur le plan technologique, et en termes de relations de travail, elle partage encore des caractéristiques communes avec les autres pays plus périphériques. Ce qui implique que le concept en lui-même peut être un peu friable. Mais, plus ou moins, les gens se l’emploient pour référer à l’ancien tiers-monde.
On se souvient présentement de Samir Amin, aussi, de l’influence qu’a eue la Conférence de Bandung sur sa pensée. Aujourd’hui, en 2025, que reste-t-il de l’esprit de Bandung ?
On a organisé une conférence au Sri Lanka, au mois de juin, pour commémorer le soixante-dixième anniversaire de Bandung. Parce que Bandung, c’était l’élan sud-sud : changer l’ordre qui régnait alors, l’ordre colonial imperialiste, et aller vers un nouvel ordre qui permettrait aux peuples du Sud de s’affirmer, d’être reconnus dans leur dignité. Et ce combat est toujours actuel, d’autant plus actuel qu’on voit que maintenant l’Occident se rend compte qu’il n’a plus l’hégémonie qu’il avait, et il essaie, en tout cas, de résister via le militarisme, des sanctions financières, ainsi que le protectionnisme, comme on le voit avec Donald Trump. Il appartient ainsi aux pays qui se réclament du Sud global de s’organiser différemment pour se protéger sur le plan militaire, mais aussi avoir beaucoup plus d’indépendance sur le plan technologique et financier. Ce que les dirigeants à l’ère de Bandung en 1955 disaient c’est toujours pertinent. Seulement, l’ampleur des défis n’est plus la même, parce que là, on a des défis climatiques, des défis démographiques, des crises sécuritaires et aussi des crises économiques. Ce qui fait que c’est très difficile, la période dans laquelle nous sommes. Mais il faudra travailler ensemble, en tout cas les pays du Sud, à avoir beaucoup plus de solidarité entre nous, pour faire émerger un nouvel ordre mondial qui sera plus égalitaire. Les gens parlent de multipolarité, peut-être, que c’est ce qu’il faudrait.
Par Moussa SECK