À Némah Bah, petit village du Niombato, les femmes portent l’économie locale à bout de bras. Entre l’élevage d’huîtres, le maraîchage et la transformation des produits halieutiques, elles allient savoir-faire ancestral et courage quotidien. Organisées en groupements, elles se battent contre le manque d’eau, l’insécurité et les routes impraticables pour écouler leurs productions. Dans ce coin reculé du Saloum, leur ténacité façonne l’avenir du village et nourrit l’espoir d’un développement durable.
Le soleil se couche doucement sur la mangrove de Toubacouta. À l’horizon, le ciel orangé se reflète sur les eaux calmes, troublées seulement par les cris lointains des oiseaux et le clapotis discret des vagues. Soudain, un groupe de silhouettes émerge des palétuviers. Elles avancent d’un pas assuré, gilets de sauvetage orange sur le dos, seaux et bidons posés sur leurs têtes. Elles reviennent d’une longue journée de travail, les pieds encore mouillés de vase, le dos courbé par l’effort mais le regard fier. Nous sommes à Némah Bah, un petit village discret du Niombato, où les femmes tiennent entre leurs mains non seulement la survie de leurs familles, mais aussi celle d’une activité méconnue : l’élevage d’huîtres.
Pour atteindre Némah Bah, il faut d’abord quitter la route principale de Toubacouta et s’engager sur une piste de sable longue de sept kilomètres. Une route cahoteuse, parsemée de trous et de fissures, serpente au milieu des champs. Le voyage est éprouvant, mais chaque secousse rapproche de ce village à l’atmosphère singulière. À l’approche, la végétation devient plus dense. Le feuillage des arbres cache les semis de mil et d’arachide qui ceinturent la route. Quelques chèvres et moutons flânent dans les ruelles sablonneuses. L’air est d’une pureté rare, presque coupant après l’humidité lourde des mangroves. À 19 heures, quand le soleil décline, Némah Bah offre une carte postale vivante : le ciel peint en rouge, les enfants jouant devant les cases, les anciens assis sous les grands arbres, et au loin la silhouette rassurante des palétuviers.
Ici, tout repose sur les femmes. Elles sont à la fois mères, maraîchères, ostréicultrices, commerçantes et gardiennes des traditions. Dès l’aube, elles se rendent dans les champs ou la mangrove, et ne rentrent qu’au crépuscule. Leur place dans l’économie locale est telle qu’on pourrait dire, sans exagération, que Némah Bah vit au rythme de leur labeur.
Organisées en groupements d’intérêt économique (Gie), elles se sont structurées pour mieux gérer leurs activités. Le Gie « Yoni Diofor », fondé en 2007, rassemble aujourd’hui une soixantaine de femmes. Leur principale activité : l’élevage et la transformation des huîtres, mais aussi le maraîchage et la riziculture. « L’élevage d’huîtres, c’est une passion », confie Gnima Diouf, secrétaire générale du Gie. Dans son regard pétillent à la fois la fierté et la fatigue accumulée par des années de pratique.
Les femmes de Némah Bah se sont spécialisées dans cette activité exigeante qui demande patience et savoir-faire. Pendant la saison des pluies, elles respectent un repos biologique destiné à préserver l’écosystème. C’est à ce moment qu’elles fabriquent les guirlandes de cordes qu’elles fixent aux tiges de mangrove pour favoriser le captage des huîtres.
Piliers de l’économie locale
Ces techniques, transmises de génération en génération, sont précises et minutieuses : l’élevage dure entre sept et quatorze mois avant d’obtenir des huîtres suffisamment grosses, parfois longues de 50 à 60 centimètres. Dans la mangrove, les femmes travaillent dans la vase, parfois jusqu’à la taille dans l’eau. Leurs mains plongent sans relâche, attachant, récoltant, vérifiant la croissance des coquillages. « C’est un travail très difficile, mais quand on voit le résultat, on oublie la peine », souffle Gnima, les épaules luisantes de sueur. Les huîtres représentent une source de revenus essentielle. Vendues fraîches, elles trouvent preneur jusque dans les quartiers huppés de Dakar. « Une douzaine se vend à 2.500 FCfa à Almadies, à Dakar », précise Gnima Diouf. Mais le chemin est long avant d’atteindre la capitale : il faut d’abord traverser la mangrove, transporter les seaux remplis, affronter la route cahoteuse, puis trouver des circuits de distribution fiables. Et le contraste est saisissant : derrière ce produit qui atterrit sur les tables urbaines se cache un travail éreintant. La transformation en huîtres séchées, elle, est encore plus laborieuse. « Pour avoir un kilo d’huîtres séchées, il faut transformer 70 kilos d’huîtres fraîches », explique Daba Dione, membre du Gie. Mais malgré la difficulté, la demande existe : le kilo se vend environ 6.000 FCfa.
À côté de l’ostréiculture, les femmes pratiquent aussi le maraîchage. Quatre Gie exploitent environ quinze hectares de terres, dont douze appartiennent à la communauté. Elles cultivent tomates, oignons, gombos, aubergines et diverses espèces locales. Fatou Senghor, productrice, raconte : « Nous travaillons la terre depuis des générations. Nous cultivons aussi bien pendant la saison des pluies que la saison sèche. Mais le plus difficile, c’est d’écouler notre production. » Le problème est récurrent : quand les légumes arrivent en masse sur les marchés, les prix s’effondrent. « Le gombo, on le vend parfois à 125 FCfa alors que le prix normal est de 700 FCfa. On est obligé de brader, sinon ça pourrit dans nos mains », fustige Fatou.
L’eau, un combat quotidien
L’autre défi majeur, c’est l’eau. Sans elle, impossible de cultiver. À Némah Bah, le manque du liquide précieux est criant. Les femmes passent parfois leurs nuits au pied du puits pour avoir quelques seaux. « Nous nous organisons en équipes de vingt femmes pour surveiller le puits et les champs », explique Fatou. La scène est saisissante : des mères de famille veillant à tour de rôle, à la lueur d’un feu de bois, priant pour que l’eau jaillisse suffisamment pour leurs cultures. « On a un mini-forage pour quatre groupements de femmes. Ça crée parfois des tensions », avoue-t-elle. Comme si cela ne suffisait pas, les femmes affrontent aussi l’insécurité. Les nuits de garde sont ponctuées par les cris lugubres des hyènes qui rôdent. « Nous allumons de grands feux pour les éloigner », raconte Fatou, les yeux fixés au loin. Un soir, une anecdote glaçante est venue rappeler la dureté de ce quotidien : « Une femme a perdu les eaux au puits. Elle a accouché là-bas, en pleine nuit. » Dans ce village, la frontière entre la vie, le travail et la survie est ténue. Malgré les difficultés, les femmes de Némah Bah ne gardent pas tout pour elles. Une partie des revenus est réinjectée dans le développement communautaire. Chaque année, elles donnent environ 400.000 FCfa à la mosquée et financent le poste de santé. « Cette année, nous avons remis 550.000 FCfa pour acheter des médicaments », dit fièrement Gnima. Elles organisent aussi un grand Nguel, une fête populaire dont les bénéfices servent à soutenir les infrastructures locales. Cette solidarité illustre l’esprit collectif qui unit ces femmes, soudées dans l’adversité.
À Némah Bah, les femmes ne manquent ni de courage ni d’ingéniosité. Mais elles réclament un meilleur accès à l’eau, des routes praticables et des moyens de conservation pour écouler plus facilement leurs produits. Leur combat est clair : obtenir une reconnaissance à la hauteur de leur contribution. Elles portent à bout de bras l’économie du village, mais aussi son avenir. Et si le Niombato continue de battre au rythme de sa mangrove, c’est bien grâce à elles. Ces femmes qui portent silencieusement sur leurs épaules l’avenir de tout un village.
Par Babacar Guèye DIOP & Marie Bernadette SENE (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)