La corruption généralisée d’État observée sous la présidence de Macky Sall au Sénégal ne résulte pas d’actes individuels isolés, mais d’un enchevêtrement systémique de défaillances analysables à travers les grandes théories de l’économie. De la théorie des jeux, en passant par l’approche institutionnelle et la captation de rente, les fondements profonds de cette dérive apparaissent clairement.
Théorie des jeux : la corruption comme stratégie dominante
La théorie des jeux, élaborée par John von Neumann et Oskar Morgenstern, et illustrée par le célèbre dilemme du prisonnier, permet de comprendre comment, dans un contexte de méfiance généralisée et d’absence de régulation crédible, même des acteurs initialement vertueux peuvent adopter des comportements opportunistes. Selon cette approche, lorsque les acteurs anticipent que les autres ne respecteront pas les règles, ils sont incités à les violer eux-mêmes pour éviter d’être les seuls à jouer le jeu de l’intégrité.
Au Sénégal, ce mécanisme s’est manifesté dans plusieurs cercles de pouvoir. Des ministres, de hauts fonctionnaires, mais aussi des entrepreneurs proches du régime ont préféré trahir l’intérêt public préférant ne pas être marginalisés dans un environnement où l’enrichissement illicite est tacitement toléré, voire récompensé. Dans le domaine des marchés publics, plusieurs cas ont mis en lumière des ententes illicites entre entreprises et décideurs politiques pour contourner les procédures de mise en concurrence, alimentant une logique de collusion généralisée.
Comme l’a démontré John Nash avec l’équilibre du même nom, la trahison devient, dans un tel système, la stratégie dominante et autorenforcée : chaque acteur corrompu anticipe que les autres le seront aussi, rendant toute tentative de probité à la fois risquée et inefficace. Ainsi, la corruption ne résulte pas uniquement d’un manque de moralité individuelle, mais d’un équilibre stratégique rationnel dans un écosystème institutionnel déficient, où l’impunité prévaut et où les mécanismes de contrôle sont instrumentalisés ou inefficaces.
Approche institutionnelle : la capture délibérée des mécanismes de contrôle
Douglass North soutient que les institutions, devant être comprises comme les règles du jeu formelles et informelles, structurent les comportements économiques et politiques en réduisant l’incertitude et en orientant les incitations. Or, sous la présidence de Macky Sall, plusieurs institutions censées garantir la transparence et la redevabilité ont été vidées de leur substance à travers une stratégie de capture délibérée. L’Inspection générale d’État (IGE), l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (OFNAC) et même la Cour des comptes ont été instrumentalisés ou marginalisés, réduits à produire des rapports sans suite.
L’exemple de l’OFNAC est révélateur : après un début prometteur sous la présidence de Nafi Ngom Keïta, marquée par des enquêtes courageuses, l’organe a rapidement été affaibli à la suite de son éviction en 2016. Depuis, ses enquêtes les plus sensibles n’ont plus été rendues publiques ou ont été suspendues. Quant à la Cour des comptes, bien que ses rapports annuels révèlent des irrégularités graves dans la gestion des deniers publics, notamment les fonds COVID-19, aucune suite judiciaire sérieuse n’a été engagée contre les personnes mises en cause.
Par ailleurs, le non-renouvellement des membres de certaines autorités de régulation ou la nomination de proches du pouvoir à des postes de contrôle stratégique ont contribué à une forme d’institutionnalisme de façade : les institutions existent formellement, mais leur fonctionnement est neutralisé par la mainmise de l’exécutif. La structure formelle des règles reste donc en place, mais elle ne produit plus les effets de discipline attendus. En conséquence, l’espace public sénégalais s’est progressivement transformé en un système où la reddition de comptes est simulée plutôt qu’exercée, consolidant ainsi un modèle de gouvernance extractive.
L’État, une machine à enrichir l’élite à travers l’accumulation de rente
Gordon Tullock et Anne Krueger ont démontré que l’accumulation de rente survient lorsqu’un État permet à certains acteurs d’extraire des ressources, souvent publiques, sans contrepartie productive, c’est-à-dire sans création de valeur ajoutée pour la collectivité. Ce phénomène, connu sous le nom de rent-seeking, transforme l’appareil d’État en vecteur de prédation économique, où l’accès à la richesse dépend davantage de la proximité politique que de la performance économique ou de l’innovation.
Sous la présidence de Macky Sall, cette logique s’est cristallisée dans plusieurs affaires emblématiques, dont l’affaire Petro-Tim, qui reste l’un des symboles les plus flagrants de captation de rente par des élites liées au pouvoir. Ce scandale a révélé un mode de gestion des ressources naturelles orienté non pas vers le bien commun, mais vers l’enrichissement privé. De même, la pratique systématique de gré à gré dans l’attribution des marchés publics, notamment dans les grands projets d’infrastructures comme le TER (Train express régional) ou les programmes d’habitat social, a permis la constitution de véritables rentes d’État au profit d’entreprises ou de groupes proches du régime.
Ce système a non seulement vidé les caisses publiques de ressources qui auraient pu financer l’éducation, la santé ou l’emploi des jeunes, mais il a aussi creusé les inégalités structurelles en excluant les acteurs économiques non connectés aux réseaux de pouvoir. Le secteur privé local, particulièrement les PME, s’est retrouvé marginalisé dans l’accès aux marchés, renforçant la perception d’une économie verrouillée au profit d’une oligarchie politico-affairiste.
L’accumulation de rente a ainsi agi comme un frein à l’émergence économique, car elle a orienté les talents vers la quête de privilèges administratifs plutôt que vers l’innovation ou la productivité. En contradiction directe avec les objectifs d’une économie inclusive, le régime de Macky Sall a permis l’essor d’un capitalisme rentier au détriment d’un développement équitable et durable.
La théorie de la justice : un effondrement de l’équité
Dans A Theory of Justice, John Rawls soutient que les inégalités économiques et sociales ne sont moralement justifiables que si elles profitent aux plus défavorisés, selon ce qu’il appelle le principe de différence. Une société juste, selon lui, doit garantir à chacun, indépendamment de sa position de départ, une réelle possibilité de s’élever, notamment par un accès équitable aux ressources et aux opportunités.
Or, sous la gouvernance de Macky Sall, la multiplication des scandales financiers a contribué à un affaiblissement structurel de la justice sociale. Les marchés publics attribués sans transparence à des entreprises proches du pouvoir, souvent sans expertise avérée, ont détourné des ressources cruciales censées bénéficier aux populations vulnérables.
Les détournements récurrents dans les programmes sociaux ont accentué la précarité des ménages déjà marginalisés. Dans certains cas, les populations rurales n’ont tout simplement jamais vu la couleur des aides annoncées. Par ailleurs, le népotisme dans la haute fonction publique et les nominations partisanes dans les agences publiques ont creusé davantage le fossé entre une élite politico-administrative surprotégée et les jeunes diplômés ou travailleurs précaires, relégués à la périphérie du système.
Ainsi, au lieu que les inégalités soient corrigées ou justifiées par des mécanismes redistributifs forts, elles ont été amplifiées par un système où les ressources publiques sont captées au sommet. Cette inversion du principe rawlsien révèle une gouvernance fondée sur des privilèges de caste politique plutôt que sur l’équité. Le contrat social implicite entre l’État et les citoyens s’est trouvé durablement rompu, notamment pour les plus démunis qui, loin d’en tirer un quelconque bénéfice, en ont subi les effets les plus destructeurs.
Conclusion
Différentes facettes de l’analyse économique démontrent que la corruption sous Macky Sall n’était pas accidentelle. Elle était plutôt rationnelle dans un cadre de mauvaises incitations, d’institutions capturées, de stratégie de trahison dominante, de recherche effrénée de rentes et d’effondrement de la viabilité institutionnelle et de la justice.
Redresser le Sénégal nécessitera bien plus que des mesures punitives : il faudra réinventer les incitations, restaurer les institutions, stopper la captation de rente, promouvoir la justice sociale et reconstruire la viabilité de l’État sur des bases saines et équitables.
Dr. Ibrahima Gassama, Québec
Économiste, PhD.
Mail : igassama@gmail.com