L’industrialisation est souvent considérée comme le moteur principal d’une croissance économique durable. Elle ne se limite pas à la seule création d’usines ou à l’augmentation de la production : elle entraîne des effets multiplicateurs sur l’emploi, l’innovation, la formation du capital humain et la compétitivité à l’échelle mondiale.
Pour de nombreux pays en développement, la Chine représente un modèle inspirant. En moins d’un demi-siècle, ce pays est passé d’une économie agraire planifiée à la deuxième puissance économique mondiale et au premier exportateur de biens manufacturés.
À l’image de cette trajectoire fulgurante, le Sénégal, engagé dans la mise en œuvre de sa stratégie « Sénégal 2050 », cherche à accélérer son industrialisation. Mais dans quelle mesure le modèle chinois peut-il servir de source d’inspiration, et comment éviter les pièges d’une imitation mécanique ?
1. Le modèle chinois : entre planification stratégique et pragmatisme économique
La transformation industrielle de la Chine, amorcée à la fin des années 1970 sous l’impulsion de Deng Xiaoping, repose sur plusieurs piliers fondamentaux :
1.1. Une planification de long terme
Les plans quinquennaux définissent des objectifs sectoriels précis : croissance du PIB, développement de filières stratégiques, montée en gamme technologique, etc. Ce pilotage centralisé assure une cohérence et une continuité des politiques industrielles.
1.2. Des Zones Économiques Spéciales (ZES) comme moteurs de croissance
Des villes comme Shenzhen, Zhuhai ou Xiamen ont été transformées en laboratoires économiques grâce à des incitations fiscales, des infrastructures modernes et un cadre réglementaire favorable. Shenzhen, notamment, est passée de village de pêcheurs en 1980 à hub mondial de l’électronique avec plus de 17 millions d’habitants.
1.3. Un investissement massif dans les infrastructures
La Chine a misé sur la connectivité : TGV, autoroutes, ports en eau profonde, réseaux électriques, etc. Ce maillage réduit drastiquement les coûts logistiques et facilite l’intégration aux chaînes de valeur mondiales.
1.4. Une montée progressive dans la chaîne de valeur
Initialement centrée sur des productions à faible coût, la Chine a progressivement évolué vers des secteurs à forte valeur ajoutée (électronique, automobile, énergies renouvelables, intelligence artificielle), soutenue par un investissement massif en recherche et développement (R&D).
2. Le Sénégal face à son propre parcours industriel
2.1. Une phase initiale d’industrialisation par substitution aux importations (ISI)
Dans les années post-indépendance, le Sénégal a adopté une stratégie ISI, axée sur la production locale de biens auparavant importés (agroalimentaire, textile, produits halieutiques). Cette stratégie a posé les bases d’un tissu industriel, mais a buté sur les limites du marché intérieur et le manque de compétitivité.
2.2. Désindustrialisation liée aux ajustements structurels
Les années 1980-1990 ont vu l’application de programmes d’ajustement structurel, entraînant une libéralisation rapide et la fermeture de nombreuses entreprises nationales, incapables de rivaliser avec les importations.
2.3. Le tournant du Plan Sénégal Émergent (PSE)
Depuis 2014, le pays met en œuvre une politique de relance industrielle à travers :
La création de pôles industriels (Diamniadio, Sandiara)
Le développement de ZES
La modernisation des infrastructures (autoroute Dakar–Diamniadio, port de Ndayane)
Le soutien à des filières exportatrices comme l’agro-industrie ou le textile.
2.4. Une vision stratégique à long terme : Sénégal 2050
Ce cadre vise une transformation profonde du tissu industriel, reposant sur :
La diversification
L’innovation
Le développement durable
L’intégration régionale et mondiale
Le soutien accru aux PME, à la formation technique et au financement.
3. Convergences et divergences entre la Chine et le Sénégal
Convergences :
Recours aux ZES pour capter les IDE
Rôle stratégique des infrastructures
Mise en avant de filières prioritaires pour la croissance
Divergences :
Échelle et vitesse : marché intérieur chinois immense contre 18 millions d’habitants au Sénégal
Capacité institutionnelle : autoritarisme centralisé en Chine vs. cadre démocratique sénégalais
Main-d’œuvre : la Chine a démarré avec une main-d’œuvre abondante et peu coûteuse, tandis que le Sénégal doit combler un déficit de compétences techniques
4. Enseignements concrets pour le Sénégal
4.1. Planification sectorielle à long terme
Identifier 3 à 5 secteurs stratégiques (agro-industrie, textile, énergies renouvelables, transformation minière, TIC) sur un horizon de 20 à 30 ans.
4.2. Renforcer le lien entre formation et industrie
Aligner les formations professionnelles et universitaires sur les besoins industriels avec un accent sur l’apprentissage en entreprise.
4.3. Intégrer les ZES dans une stratégie nationale cohérente
Éviter que les zones restent isolées : favoriser leur connexion avec les PME locales et leur insertion dans les chaînes de valeur régionales.
4.4. Capitaliser sur les partenariats stratégiques avec la Chine
Orienter la coopération vers le transfert de technologies, la création de joint-ventures, et l’implantation d’unités de R&D au Sénégal.
Le modèle chinois ne peut pas être appliqué au Sénégal dans sa totalité, mais il offre des
enseignements précieux. L’essentiel est de retenir la combinaison gagnante qui l’a porté :
vision à long terme, cohérence des politiques, investissement massif dans les infrastructures,
et montée progressive dans la chaîne de valeur. Pour le Sénégal, l’adaptation de ces principes
à son contexte démographique, institutionnel et géographique sera déterminante pour bâtir
une industrialisation durable et compétitive.
Par Moustapha TOURE, économiste du développement formé en Chine.