Malgré un potentiel énorme, le Sénégal n’a jamais vraiment profité de son industrie phosphatière. Cette fois-ci, les autorités semblent déterminées à corriger ce paradoxe. C’est ce que laisse entendre le ministre de l’Industrie Serigne Guèye Diop, dans cet entretien. Il y a quelques jours, il a annoncé la création d’un hub industriel autour du phosphate à Matam.
Le 9 mai dernier, vous avez présidé un Crd à Matam. Vous y avez annoncé l’ouverture d’une usine de phosphate qui s’inscrit dans un grand projet création d’un hub industriel autour du phosphate dans cette région. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Oui, absolument. En effet, j’ai été à Matam pour deux événements. Le premier, c’était le forum appelé Matam 2050 autour du phosphate. Il s’agissait d’abord de réunir les forces vives du département pour un forum d’explication sur les opportunités liées au phosphate, ainsi qu’un forum d’acceptation du projet phosphate, en essayant de poser d’ores et déjà les questions les plus importantes pour l’appropriation du projet. Cela nous a permis d’écouter les populations, de comprendre ce qu’elles attendent de ce projet. Et cela était important.
Comment les populations ont-elles accueilli ce projet ?
Les populations, dans leur quasi-totalité, ont accepté ce projet pour deux raisons. D’abord, il existait auparavant un mode d’exploitation du phosphate non inclusif. Vous savez, certaines sociétés exportent là-bas le phosphate à l’état brut, ce qui a causé de nombreux problèmes environnementaux, sans réel impact positif sur l’emploi local. Et cela pose problème. Les populations ont donc l’impression que le phosphate est accaparé par le secteur privé, puis exporté brut. Il n’y a pas de responsabilité sociétale des entreprises (Rse) digne de ce nom, aucun impact sur les écoles, ni sur l’emploi. C’est pourquoi, cette fois, il s’agit de mettre en place une approche totalement différente, à travers une société nationale appartenant à l’État — donc aux populations —, qui exploitera le phosphate de manière inclusive. Les emplois seront créés localement, et les retombées économiques bénéficieront directement aux populations. C’est un véritable changement de paradigme.
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Au Sénégal, quand on parle de phosphate, on pense à la région de Thiès, notamment au département de Tivaouane. Alors pourquoi avoir choisi Matam pour cette usine ?
Il faut savoir que Matam est très riche en phosphate, notamment en phosphate tricalcique, dont la teneur est de 32 %. Cela signifie que pour chaque kilo de roche, vous avez environ 320 grammes de phosphate pur. Cette roche est donc très concentrée. Deuxième point : ce phosphate est également soluble, c’est-à-dire facile à extraire, contrairement à celui de Mboro. Cela confère au phosphate de Matam des qualités hautement appréciées. Par ailleurs, nous avons découvert que le sous-sol de Matam — de la zone de Danthiadi jusqu’à Ourossogui, et plus au sud — est très riche en phosphate. Toutefois, les recherches et l’exploitation n’ont pas toujours été menées dans de bonnes conditions. Cela nous permet désormais d’identifier deux pôles : un pôle ouest avec Taïba et un pôle est avec Matam. Ce qui fait l’intérêt de Matam, c’est d’abord son potentiel agricole. C’est une région du Sahel, une zone d’élevage, d’agriculture ancestrale, et également une zone sylvopastorale. Les phosphates permettront désormais de produire entre 2 et 3 millions de tonnes d’engrais par an. C’est considérable, et supérieur à ce que nous produisons actuellement à partir du phosphate de Taïba. Deuxièmement, ces engrais permettront d’augmenter les rendements du riz, du sorgho et du maïs dans la région, car ils coûteront deux à trois fois moins cher que ceux disponibles aujourd’hui. Les surfaces cultivées augmenteront également. Troisièmement, en matière d’élevage, le phosphate permettra de développer des cultures fourragères, ce qui aura un impact positif sur la production laitière et la production de viande. C’est pourquoi nous avons initié quatre projets autour du phosphate de Matam.
Quels sont ces projets ? Mèneront-ils à la création de l’usine et de la société nationale ?
Le premier projet et le plus important, c’est l’usine mélangeur d’engrais qui, elle, va commencer immédiatement en 2025-2026. Il n’existe pas d’autre alternative que de construire cette usine. Elle produira des engrais binaires (Np) ou ternaires (Npk). Ce projet débute immédiatement avec nos partenaires de la Banque mondiale qui l’a déjà validé et va nous accompagner. L’usine coûtera environ 6 milliards de Fcfa et pourra produire 100 000 à 150 000 tonnes d’engrais par an. C’est quasiment ce que produisaient auparavant les Ics. Cela représente près de la moitié des besoins du Sénégal, c’est donc très important. Heureusement, une usine similaire existe déjà à Sandiara. On aura donc deux usines capables de produire près de 300 000 tonnes, soit l’ensemble de la consommation actuelle d’engrais du pays. Le deuxième projet est un complexe industriel de traitement du phosphate, comme celui des Ics : il nettoiera, solubilisera, extraira et formulera la roche phosphatée en engrais. Cette usine sera beaucoup plus grande et s’étalera entre 500 et 1 000 hectares et sera composée de centrales électriques, thermiques. Il y aura également une centrale de production de soufre. Grâce à notre gaz naturel, nous pourrons produire du soufre et de l’acide sulfurique — nécessaire pour solubiliser la roche phosphatée. Le troisième projet est une université spécialisée dans le phosphate et ses dérivés. Si vous allez dans des pays comme le Maroc, ils en ont même trois qui ne s’occupent que du phosphate, de la géologie, de la minéralogie, de la fertilisation, de l’agriculture et l’agrobusiness. Cette université sera donc installée à Matam et formera des experts dans les domaines du phosphates, des engrais, de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la pédologie. Le quatrième projet est un centre de recherche. En effet, lorsqu’on travaille avec une matière comme le phosphate, on ne peut pas se limiter à une seule formule d’engrais. Depuis 1960, on utilise la formule 10-10-20, mais 40 % du phosphate ou du potassium de ces engrais n’est pas utilisé par la plante. Aujourd’hui, on parle de formules à la demande, adaptées à chaque culture. Les plantes ont des besoins différents. Donner à l’arachide et au mil la même formule n’a pas de sens. C’est comme nourrir tous les enfants de la même façon, quel que soit leur âge. Le centre de recherche-développement permettra d’adapter les formules aux sols du Sénégal et aux plantes, pour optimiser l’utilisation des engrais : ils seront moins chers et plus efficaces.
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Le Sénégal exploite et produit du phosphate depuis les années 1940 avec les Phosphates de Taïba et de Lam-Lam puis à grande échelle à partir des années 1980 avec les Ics. Mais le pays ne semble toujours pas en profiter assez. Quel commentaire vous inspire ce paradoxe ?
C’est une réalité. Pour vous décrire la situation, l’an dernier, nous avons produit environ 550.000 tonnes d’acide phosphorique. Cela équivaut à près de 2 millions de tonnes d’engrais. Mais le Sénégal n’en transforme que 7 %, par les Ics, à l’usine de Mbao. C’est donc moins de 100.000 d’engrais par année e souvent même c’est exporté. C’est cela le paradoxe. Notre gouvernement veut y mettre un terme. Il n’est plus question que le Sénégal produise de l’acide phosphorique, l’exporte en Inde pour y produire du riz que nous achetons ensuite. C’est le combat de notre gouvernement. C’est pourquoi tous les contrats léonins seront renégociés. Ce que nous voulons faire à terme, c’est créer une seule société, une sorte de holding nationale des engrais, qui orientera l’exploitation en fonction des intérêts du pays.
Cette nouvelle société pourra-t-elle coexister avec les Ics, la concurrencer ?
Ce n’est pas la même chose. Ics va continuer ses activités, parce qu’il y a des actions en cours, des négociations en cours. Mais la nouvelle structure sera une société nationale, comme la Senelec. Elle se concentrera sur le phosphate de Matam, qui va développer cette zone, avec une possibilité de s’étendre à d’autres régions. Parce que, comme vous le savez, au Sénégal, il y a des phosphates partout. Elle va continuer à faire des recherches mais qui aura certainement des relations très fortes avec les Ics.
Entretien réalisé par Elhadji Ibrahima THIAM