En rachetant Carrefour et Supeco, le groupe Edk s’attaque à l’un des derniers bastions dominés par les multinationales au Sénégal : la grande distribution. Derrière cette opération, un enjeu de souveraineté économique se profile, mais aussi un défi redoutable dans un secteur où peu d’acteurs locaux ont survécu.
Le rachat annoncé des enseignes Supeco et Carrefour Market Sénégal (opérées en franchise par Cfao) a suscité beaucoup de commentaires, parfois avec un accent patriotique. « Ce mouvement s’inscrit dans une dynamique de “reprise en main nationale” des circuits de distribution stratégiques, où la grande distribution devient un champ de souveraineté économique », analyse le Dr Malick Mboup, qui a soutenu il y a quelques semaines une thèse de doctorat sur la grande distribution au Sénégal à Sorbonne Université.
À son avis, par-delà le simple rachat de Supeco et Carrefour Market Sénégal, le positionnement d’Edk groupe sur le segment de la grande distribution incarne une tentative de reconquête économique par un acteur local dans un domaine longtemps dominé par les multinationales. Cependant, les spécialistes sont unanimes pour dire que le plus difficile reste à faire. Le groupe fondé par l’homme d’affaires Demba Ka s’aventure sur un secteur qui, jusqu’ici, n’a pas réussi aux opérateurs locaux, malgré plusieurs tentatives par le passé (voir ailleurs). Les défis qui attendent Edk « C’est un secteur difficile, il faut être résilient, avoir un très bon back-up financier et gérer un tas de problèmes, notamment en matière de gestion et d’approvisionnement », explique une source qui capitalise plusieurs années dans le secteur de la grande distribution. D’après elle, la rentabilité, c’est au bout de neuf ans.
À titre d’exemple, c’est toujours la maison-mère d’Auchan qui continue de financer le développement d’Auchan au Sénégal, dont la rentabilité a été retardée par le saccage de ses magasins durant les manifestations entre mars 2021 et juin 2023. Mais le groupe Edk, qui n’est pas dépourvu d’expérience sur ce terrain, semble avoir pris la mesure du défi. D’après nos sources, le groupe a obtenu une ligne de crédit auprès de la Banque mondiale et veut démarrer rapidement. Edk a débauché le futur directeur général qui devrait gérer ses enseignes de grande distribution auprès d’un concurrent direct (Auchan). Il sera probablement suivi par d’autres transfuges. Edk a également signé un contrat d’approvisionnement avec Carrefour, qui lui a cédé l’essentiel de ses magasins au Sénégal. Ce qui aura probablement un impact sur les prix appliqués. Or, c’est là que se situe l’enjeu principal. « Qui gagne la bataille du prix, gagne le marché », analyse un bon connaisseur du secteur. Leader du marché, avec ses 46 magasins implantés sur l’ensemble du territoire, Auchan attend que son futur concurrent dévoile son jeu pour s’ajuster. « On attend de voir leur modèle commercial. Carrefour a voulu nous concurrencer, mais finalement ils n’ont pas su trouver le bon modèle », souffle une source travaillant à Auchan, qui a requis l’anonymat. Notre interlocuteur reconnaît qu’Edk peut être « un concurrent de taille, mais c’est le consommateur qui va en bénéficier ».
Edk, fort de son maillage territorial avec ses stations-service, a su développer une culture logistique et une connaissance du terrain qui constituent des atouts indéniables. D’après le Dr Malick Mboup, l’expérience du groupe sénégalais dans la restauration rapide et la distribution de proximité lui confère une capacité d’adaptation aux comportements des consommateurs sénégalais. Toutefois, précise l’expert, Edk devra renforcer son capital humain, son système d’information, sa gestion des achats et ses relations fournisseurs s’il veut pérenniser son implantation sur un marché très concurrentiel. « Le défi sera aussi de passer d’un modèle basé sur des implantations « hybrides » (stations + boutiques) à une logique de grande distribution structurée, intégrant logistique centralisée, contrats fournisseurs compétitifs et gestion moderne des points de vente », indique Dr Mboup.
SONADIS, EASY BOUTIQUE, PRIDOUX
Ces initiatives du passé qui n’ont pas prospéré
Edk n’est pas le premier opérateur sénégalais à se lancer dans la grande distribution. La première tentative nationale dans ce sens remonte aux années 1960 avec la Sonadis, une entreprise publique créée pour structurer l’approvisionnement et la distribution. L’expérience s’était soldée par un échec. En cause : une gestion politisée, un déficit d’efficience logistique et un désalignement avec les attentes des consommateurs, pointe le Dr Malick Mboup. Au début des années 2000, deux initiatives privées ont vu le jour. Il s’agit des Easy Boutique (initiative privée soutenue par la Banque africaine de développement) et de Pridoux (enseigne haut de gamme).
Ces initiatives connaîtront le même sort. Leurs échecs tiennent « à un mauvais calibrage entre leur offre (souvent trop chère ou trop occidentalisée) et les capacités d’achat des ménages urbains, mais aussi à une mauvaise lecture des dynamiques commerciales locales (ancrage de la boutique de quartier, préférence pour l’achat au détail, faible fidélité aux marques) ». Le Dr Malick Mboup cite plusieurs défis qui freinent la grande distribution au Sénégal. D’abord, un faible pouvoir d’achat des ménages : la majorité des consommateurs urbains ne peut accéder régulièrement aux produits de la grande distribution, ce qui limite l’élargissement de la clientèle et la rentabilité des enseignes. Ensuite, la concurrence de l’informel : les marchés traditionnels et les boutiques de quartier restent très compétitifs grâce à leur souplesse, leur proximité, le crédit accordé aux clients et leurs prix souvent plus accessibles.
Il y a également les problèmes logistiques et d’approvisionnement : les circuits de distribution sont fragmentés, avec peu d’infrastructures adaptées pour le stockage, la transformation ou la conservation des produits, en particulier les produits frais locaux. Le Dr Mboup cite également la dépendance aux importations : la grande distribution repose encore fortement sur des produits importés, ce qui freine l’intégration des producteurs locaux dans les chaînes de valeur et nuit à la souveraineté alimentaire. Une contrainte moins évoquée, mais réelle, ce sont les difficultés foncières en milieu urbain. En effet, l’implantation de grandes surfaces est freinée par le coût élevé et la rareté du foncier dans des zones à fort potentiel commercial, comme Dakar. Enfin, il y a le manque d’encadrement du secteur. L’absence d’une politique de régulation spécifique et de stratégie nationale de distribution alimentaire laisse le champ libre à une concurrence déséquilibrée entre multinationales et petits commerçants.
Relancer la Sonadis, une fausse bonne idée ?
L’idée de relancer les boutiques Sonadis est réapparue dans les discours officiels, portée par une volonté de lutter contre la vie chère. Mais selon le Dr Malick Mboup, si l’intention est louable, toute relance publique doit éviter les erreurs du passé : suradministration, manque de souplesse commerciale, absence de partenariat privé. « Dans un contexte de libéralisme économique et de forte concurrence entre acteurs privés, la relance des magasins Sonadis par l’État ne peut se faire selon les modèles du passé », explique-t-il, rappelant que les anciennes structures publiques ont souvent échoué faute de compétitivité, de gouvernance efficace et d’adaptation aux réalités du marché.
Le Dr Mboup suggère plutôt à l’État de se positionner non comme commerçant, mais comme régulateur et facilitateur. « La priorité doit aller à la mise en place d’un Système alimentaire durable et accessible (Sada), qui renforce les circuits conventionnels, soutient les producteurs locaux, modernise la logistique et structure l’informel », préconise-t-il. À son avis, plutôt que de concurrencer le secteur privé, l’État doit encourager une complémentarité entre petits commerces, grande distribution et nouveaux acteurs, pour garantir une alimentation accessible, équitable et durable. L’État doit jouer un rôle d’arbitrage, en créant les conditions d’une concurrence saine au bénéfice des consommateurs.
Par Seydou KA