Le quotidien du Sénégalais est de plus en plus rythmé par des pesanteurs sociales étouffantes. Plus il subit la pression, plus il essaie de résister, comme s’il y avait une obligation vitale de montrer qu’il n’est pas un naufragé social. Le stress que génère la Tabaski dans notre pays n’a d’équivalent nulle part ailleurs dans le monde.
À peine a-t-il fini de digérer son repas gargantuesque de Korité, après un mois de diète, que tout dans l’environnement du Sénégalais lui rappelle l’imminence de la grande fête du sacrifice. Hanté par la liste des dépenses incompressibles qui l’attendent de pied ferme — et qui ne cesse de s’allonger d’année en année —, armé d’une détermination de circonstance qui le pousserait à gravir l’Everest en un clin d’œil, notre bonhomme se lance un défi : célébrer en grand. À tout prix. Pour tenir son rang, il descend volontiers dans l’arène régie par les impassibles « téfankés », muni de sa banderille émoussée, il y a belle lurette, par la conjoncture, pour affronter un taureau, pardon un bélier qui lui aura porté des coups de corne avant de rendre gorge. Le pauvre aura été déjà saigné à blanc par les autres dépenses avant de pouvoir bomber le torse au moment de rentrer, fièrement, à la maison avec son trophée à quatre pattes au bout d’une corde.
Un butin que reluqueront dans les moindres détails les enfants malappris du quartier et que pèsera, soupèsera l’épouse du guerrier avant de décerner une note. Les autres petites dépenses à caractère socioculturel qui jaillissent de partout le jour J, on n’en parle pas. Il faut débourser pour respecter cette coutume contraignante qui a tendance à nous faire oublier la souplesse de la religion devant certaines situations difficiles. Malpolis. On feint de l’ignorer, le sacrifice du mouton n’est pas une obligation religieuse.
L’acte fort posé par le Roi Mohammed VI du Maroc appelant ses sujets à y renoncer cette année, à cause d’une sécheresse persistante et une sérieuse menace sur le cheptel, passerait mal dans notre pays. Le souverain a évoqué dans son message, livré le 26 février dernier, l’importance de la célébration, mais a rappelé à ses sujets que la Tabaski à un « caractère de « Sunna » dans la limite du possible ».
« Accomplir ce rituel religieux dans les meilleures conditions s’accompagne du devoir de prendre en considération les défis climatiques et économiques » auxquels le Maroc est confronté. Dans le Royaume chérifien, la longue sécheresse, qui en est à sa septième année, a entraîné une diminution du cheptel de 38 % en un an. Et naturellement, les prix de la viande ont pris l’ascenseur jusqu’à atteindre 11 à 12 euros (7.200 à 7.800 FCfa) à Casablanca, au grand détriment des revenus faibles. Pour Mohammed VI, accomplir l’Aïd el-Kebir « dans ces conditions difficiles est susceptible de porter préjudice » à une grande partie des Marocains, « particulièrement ceux à revenu limité ». Le Commandeur des croyants (« Amir al-muminin ») suit ainsi les pas de son défunt père, le Roi Hassan II, qui avait pris une décision similaire en 1996 pour les mêmes raisons.
Connaissant la fièvre de la Tabaski qui habite nos compatriotes, le Consulat du Sénégal à Casablanca a été bien inspiré de prendre les devants en invitant dans un communiqué nos compatriotes établis au Maroc à se conformer « strictement » à ces directives royales. Ils auront le loisir de venir en aide à leurs familles au Sénégal pour leur assurer une bonne fête. En effet, cet événement majeur a un fort impact économique. On sait qu’il constitue avec le Magal des pics d’envois de fonds provenant de la diaspora. Ce qui soulage les ménages et fait carburer la forte activité économique tournant autour de la fête.
À côté des éleveurs traditionnels, les acteurs des « opérations Tabaski » injectent d’importants montants dans l’élevage et les activités connexes (vente de foin, transport de bétail…), parfois grâce à des crédits obtenus auprès des banques. L’agriculture joue aussi sa partition en profitant de cette période de flambée des prix des denrées, sans oublier l’artisanat (confection, cordonnerie) et certains services tels que le transport, le transfert d’argent. C’est la fête ! On dépense sans compter.
Et la consommation s’en retrouve dopée. Mais le lendemain, comme chaque année, le pauvre « goorgorlu » (débrouillard) réalise, au moment de faire face à la dure réalité du quotidien, qu’il a dépensé plus que de raison. La lucidité retrouvée, il se jure de ne plus tomber dans le piège. Jusqu’à la prochaine Tabaski. malick.ciss@lesoleil.sn