Amadou Guissé est techno-pédagogue, expert en numérique et en intelligence artificielle. Il est également le point focal de la Coalition nationale éducation pour tous (Cnept) à Ziguinchor. Dans cet entretien, ce professeur d’histoire et de géographie au Lycée Djignabo revient sur les enjeux de l’intégration du numérique et de l’IA dans l’éducation au Sénégal. Entre fracture numérique, défi énergétique, manque de ressources pédagogiques locales et persistance de l’analphabétisme, il plaide pour une approche inclusive et durable qui valorise la culture nationale tout en préparant les jeunes aux enjeux mondiaux.
La Semaine de l’apprentissage numérique de l’Unesco sur l’intégration du numérique et de l’intelligence artificielle dans l’éducation a été célébrée en septembre. Quelles grandes tendances ou innovations jugez-vous plus pertinentes pour le contexte sénégalais ?
La Semaine de l’apprentissage numérique de l’Unesco a souligné plusieurs orientations majeures concernant l’intégration du digital et de l’intelligence artificielle dans le domaine éducatif. On observe particulièrement l’élaboration de référentiels de compétences numériques et en intelligence artificielle pour les enseignants et les élèves, la montée de l’IA générative afin de personnaliser l’enseignement et réduire la charge des enseignants, ainsi qu’une grande concentration sur l’éthique, l’inclusion et la protection des données. On a mis aussi l’accent sur la dissémination de ressources pédagogiques libres, l’exploitation des données pour le suivi des élèves et la collaboration régionale entre les nations africaines. Pour le Sénégal, l’objectif est d’améliorer la formation des professeurs en ce qui concerne les applications pédagogiques du numérique et de l’intelligence artificielle, de tirer parti de l’IA pour aider les élèves, en particulier dans les régions rurales ou dans les classes à forte densité d’élèves, mais aussi de concevoir des ressources adaptées aux langues locales. Il serait également bénéfique, pour le pays, d’établir des systèmes fiables de suivi des élèves, d’améliorer les infrastructures et la connectivité au sein des écoles, ainsi que de formuler une politique nationale explicite et inclusive pour l’intelligence artificielle dans le domaine éducatif. Néanmoins, il y a des obstacles à surmonter : réduire les disparités en matière d’accès, surmonter la barrière de la langue, soutenir les enseignants dans l’adoption des instruments, assurer la durabilité des installations et veiller à la sécurité des données. En somme, l’aboutissement de l’intégration du numérique et de l’intelligence artificielle dans le système éducatif sénégalais sera tributaire de la capacité à allier formation, inclusion, infrastructures et gouvernance éthique.
Au-delà de l’infrastructure, la disponibilité de contenus et d’intrants pédagogiques numériques est un autre enjeu. Comment le Sénégal peut-il développer une offre locale adaptée aux réalités linguistiques et culturelles du pays ?
Pour que le numérique soit véritablement influent, il est essentiel que le Sénégal crée des contenus éducatifs qui soient en phase avec ses réalités. Cela implique la traduction dans les langues nationales, l’incorporation d’exemples tirés de la vie quotidienne des élèves ainsi que la mise en valeur de la culture locale. Il est essentiel d’associer les enseignants, chercheurs et créateurs sénégalais à cette production. De ce fait, le digital se transforme en un outil vivant, à proximité des apprenants et porteur d’identité.
Une grande partie de la population sénégalaise est encore analphabète. Comment penser l’intégration de l’IA dans l’éducation sans accentuer les inégalités d’accès au savoir ?
L’intelligence artificielle peut devenir un pont plutôt qu’une barrière pour les personnes analphabètes, et ce grâce à des outils de reconnaissance vocale, de traduction et de lecture à voix haute qui peuvent rendre le savoir accessible sans passer uniquement par l’écrit. Il est aussi possible de créer des contenus audio et vidéo en langues locales. Ainsi, l’IA peut contribuer à réduire les inégalités au lieu de les aggraver.
Le rôle des enseignants est central dans ce processus. Quels types de formations ou d’accompagnements sont nécessaires pour leur permettre d’intégrer efficacement l’IA et les outils numériques dans leurs pratiques pédagogiques ?
Les enseignants ont besoin de plus qu’une formation technique. Ils ont besoin d’être guidés pour voir comment l’IA et le numérique peuvent enrichir leurs cours. Des ateliers pratiques, spécifiques à leurs matières, leur offriraient des outils concrets à tester en classe. Un accompagnement régulier (communautés de pratique, mentorat) consoliderait leur assurance. Ils seraient donc acteurs et non consommateurs de ces technologies.
L’IA suscite autant d’espoirs que d’inquiétudes. Quels risques identifiez-vous pour le système éducatif sénégalais, et comment peut-on les anticiper et les encadrer ?
L’IA offre des opportunités considérables pour l’éducation au Sénégal, mais elle n’est pas sans danger. Elle peut creuser les inégalités si seulement quelques écoles y ont accès, révéler les données personnelles des élèves ou encore propager des contenus partiaux qui ne représentent pas nos réalités culturelles. Pour cela, il faut réglementer son utilisation, former les enseignants et associer les communautés éducatives à son appropriation. L’IA doit être un outil pour les élèves et non un élément d’exclusion.
À l’horizon 2030, comment imaginez-vous l’école sénégalaise si les politiques d’intégration du numérique et de l’IA sont menées de manière cohérente et inclusive ?
En 2030, si le Sénégal embrasse le numérique et l’IA de manière cohérente et inclusive, l’école pourrait être un lieu d’égalité et d’innovation. Les élèves, en ville comme à la campagne, auraient accès aux mêmes ressources grâce à des plateformes en ligne en langues locales et des outils d’apprentissage personnalisés. Les enseignants, mieux formés et soutenus, exploiteraient l’IA pour améliorer leurs pratiques et répondre aux besoins individuels des élèves. L’école sénégalaise serait donc un espace ouvert sur le monde, qui valorise la culture nationale et forme les jeunes aux enjeux mondiaux. Ce serait une école plus juste, plus connectée, plus humaine.
Propos recueillis par Daouda DIOUF