Pour la Grande Muraille verte, les sommes dégagées ne sont pas souvent allées dans le sens des intérêts de l’éclosion du projet panafricain. D’un côté, les bailleurs ont leurs propres mécanismes, tandis que, de l’autre, les autorités locales prennent des décisions politiques en déphasage avec la mission de la Grande Muraille verte, surtout en matière de recrutement.
Dans la cour de la base de Widou Thiengoly, le décor donne déjà le ton : un cimetière de véhicules en panne, des camions-citernes victimes de l’usure, des outils agricoles frappés par la vétusté et devenus inutilisables… Ici, l’activité tourne au ralenti, et les quelques agents visibles se tournent les pouces. Comment l’argent de l’Initiative de la Grande Muraille verte a-t-il été utilisé ? Il faut savoir que le Sénégal, au fil des années, a investi en fonds propres (18.300.000 dollars soit plus de 10,6 milliards de FCfa) plus que le double des investissements internes de la Mauritanie, du Niger et du Nigeria pris séparément, d’après un rapport de 2020 sur l’état de mise en œuvre de la Grande Muraille verte, réalisé par la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification. De plus, il souligne que des pays comme le Burkina Faso, l’Éthiopie, le Mali et le Tchad n’ont alloué que de faibles investissements à leur composante nationale.
Source : Données extraites du rapport d’état de mise en œuvre de la GMV (CNULCD, 2020).
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Un rapport de Transparency International réalisé en juin 2023 sur la Grande Muraille verte montre que peu de données sont disponibles sur la manière dont les fonds ont été utilisés. « Beaucoup d’argent a été récolté au nom de la Grande Muraille verte, mais peu sont allés au projet », déplore Oumar Abdoulaye Diallo, directeur général de l’Agence sénégalaise de la Reforestation et de la Grande Muraille verte (Asergmv) de mars 2022 à avril 2024. Pour connaître l’état de la gouvernance de l’initiative, l’Agence panafricaine de la Grande Muraille verte (Apgmv) a réalisé un audit dans les agences nationales en 2024. On a pu obtenir les six rapports de cet audit, jamais publiés jusqu’ici.
« L’audit a révélé un certain nombre d’insuffisances qui plombent le développement de l’initiative de la Grande Muraille verte », admet Sékouna Diatta, actuel directeur général de l’Asergmv. Dans les 11 pays de la Grande Muraille, les rapports révèlent que le Sénégal et le Nigeria ont les effectifs les plus importants en ressources humaines. Cependant, nuancent les auditeurs, peu de personnels possèdent les compétences techniques nécessaires pour impacter positivement le projet. Par exemple, au Nigeria, le rapport d’audit relève un hiatus entre le top management, constitué de personnel qualifié et expérimenté, en général, et la grande majorité des agents, qui a peu d’expérience ».
Des effectifs pléthoriques, des compétences insuffisantes
Au Sénégal, l’Asergmv compte au total 103 agents dans l’administration. « Cependant, l’agence manque de cadres techniques de haut niveau pour répondre à la totalité des préoccupations exprimées chaque année dans la mise en œuvre des différentes activités, notamment techniques », relève l’audit. « J’ai trouvé un recrutement basé sur la politique politicienne », s’insurge Ali Haidar, directeur général de l’Asergmv de 2019 à 2022. Au Sénégal, il est également mentionné une prédominance de personnel administratif au détriment des aspects techniques. À titre d’illustration, l’organigramme officiel de l’agence, contenu dans le manuel de procédures, présente plusieurs insuffisances. « Les différentes directions et divisions de l’agence ne sont pas toutes pourvues. Les postes de direction des écovillages, du suivi-évaluation et certaines divisions techniques ne sont pas encore occupés. Pour certains postes, le responsable est parti et n’a pas été remplacé ; pour d’autres, le poste est resté vacant depuis la mise en place de l’organigramme », signale l’audit.
« Cela déséquilibre l’organisation globale et se répercute sur les activités techniques, qui ne peuvent être prises en charge de manière satisfaisante, notamment en ce qui concerne le suivi sur le terrain », relèvent les rapports. Il est aussi constaté que l’Asergmv ne dispose pas encore de contrat de performance. Autrement dit, l’agence n’a pas satisfait à l’exigence de la reddition des comptes dans le secteur public, instaurée par le décret 2010-1812 du 31 décembre 2010 relatif au contrat de performance applicable aux agences d’exécution.
Nous avons contacté la Cour des comptes du Sénégal, qui a informé avoir démarré l’audit de la structure en avril 2025 pour l’exercice 2019-2024. D’après le secrétariat général de cette juridiction administrative spécialisée dans le contrôle des finances publiques, le rapport sera prêt en 2026. Si ses ressources financières proviennent principalement de l’État du Sénégal, l’Asergmv a aussi bénéficié de financements de bailleurs de fonds. En effet, les rencontres internationales du « One Planet Summit » se sont soldées par 48 initiatives et coalitions impliquant 140 pays.
Difficile mobilisation des financements
En réponse à un appel lancé en septembre 2020 par les ministres de l’Environnement de la Grande Muraille verte, la communauté internationale s’est réunie lors du « One Planet Summit » sur la biodiversité à Paris en janvier 2021. Ce sommet a abouti à l’annonce de 19 milliards de dollars pour accélérer l’Agenda 2025 de l’Initiative, ainsi qu’à la création de l’Accélérateur de la Grande Muraille verte. Malgré ces engagements, un rapport de 2022 de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification indique un taux de décaissement de seulement 13 %.
Il est à noter que la plupart des fonds en question sont souvent gérés par des organisations de la société civile étrangère ou injectés via le secteur privé, sans aucune implication des institutions nationales de la Grande Muraille verte. Cela complique la transparence et la mise en œuvre des projets. Par exemple, au Sénégal, des projets comme Djigui Niokolo (exécuté à Kédougou et à Kolda, au sud-est du pays) et Univers-Sel (mis en œuvre dans le Sine-Saloum), bien qu’étiquetés « Gmv», sont éloignés de la zone d’intervention de l’Initiative. Ces deux projets représentent une contribution de 1,9 million d’euros (soit 1,2 milliard de FCfa) destinés à la Gmv. De même, au Burkina Faso, le projet Pigo+, de 20 millions d’euros, est mis en œuvre dans les régions du Sud-Ouest, des Cascades, des Hauts-Bassins et de l’Est, en grande partie hors du tracé prévu et sans l’implication des autorités nationales de la Gmv.
« Ces pratiques dépouillent la Grande Muraille verte des financements promis par les grandes puissances et des acquis de ses projets financés, sans lui laisser la responsabilité ni les préjudices moraux liés aux éventuels résultats négatifs ou manquements issus de l’utilisation de ces fonds. Cela pourrait nuire à la crédibilité de l’Initiative, qui pourrait être perçue comme une entreprise engloutissant des sommes faramineuses alors qu’elle n’en reçoit et n’en contrôle qu’une infime partie », dénonce Oumar Abdoulaye Ba.
Babacar Guèye DIOP