Pour le bon fonctionnement de l’Agence panafricaine de la Grande Muraille verte, chaque État membre doit verser annuellement 100 millions de FCfa. En juillet 2024, seule la Mauritanie est à jour. Dans certains pays, comme le Burkina Faso et le Mali, la cotisation statutaire est intégrée au budget de l’agence nationale, tandis que dans d’autres, comme le Sénégal, son versement dépend du ministère des Affaires étrangères, qui fonctionne selon ses priorités et son propre rythme. Dans certains cas, comme en Érythrée et à Djibouti, la cotisation n’a simplement jamais été budgétisée ni versée.
Situation des contributions statutaires en années à la date du 1ᵉʳ juillet 2024
Source : APGMV
Les 7000 jeunes du programme « Xëyu Ndaw Ñi » explosent la masse salariale
En effet, le document montre qu’au Sénégal, les dépenses de fonctionnement de l’agence dominent largement les ressources destinées à l’investissement. Ainsi, pour l’année 2024, sur un budget de 14.495.816.226 de FCfa, le montant consacré à l’investissement est de 4.005.393.826 de FCfa, contre 10.490.422.400 de FCfa pour le fonctionnement. Pour expliquer la hausse des dépenses en personnel, il faut remonter à 2021. Après des manifestations sanglantes (14 morts) consécutives à l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko en mars 2021 (il est l’actuel Premier ministre), le président de la République de l’époque, Macky Sall, a réagi pour apaiser la colère d’une partie de la jeunesse. Ainsi, il a créé le programme « Xëyu Ndaw Ñi » (du travail pour les jeunes, en wolof). « 7.000 jeunes ont été recrutés pour le compte de l’Agence de la Grande Muraille verte », rappelle Oumar Abdoulaye Bâ. Une option que l’audit n’a pas validée. « La masse salariale occupe une partie importante des dépenses de fonctionnement. Ceci est dû aux salaires des 7.000 jeunes recrutés par l’État dans le cadre d’un programme spécial dénommé “Xëyu Ndaw Ñi” », note l’audit. Le rapport souligne aussi que le dispositif de suivi-évaluation n’est pas mis en place. « À ce jour, la personne qui devrait occuper ce poste est partie et n’a pas été remplacée. En outre, des outils de suivi-évaluation n’ont pas été élaborés ni validés », révèle-t-on. De plus, indique l’évaluation, « le management n’est pas encore fondé sur les résultats, il n’y a pas d’évaluation des services ni des agents » au sein de l’Asergm de 2019 à 2022.
Au Sénégal, il est également mentionné une prédominance de personnel administratif au détriment des aspects techniques. En guise d’illustrations, l’organigramme officiel de l’agence, contenu dans le manuel de procédures, présente quelques insuffisances. «Les différentes directions et divisions de l’agence ne sont pas toutes pourvues. Les postes de direction des écovillages, de suivi évaluation, et certaines divisions techniques ne sont pas encore occupées. Pour certains postes, le responsable est parti et n’a pas été remplacé, pour d’autres, le poste est resté vacant depuis la mise en place de l’organigramme», signale l’audit. « Ceci déséquilibre l’organisation globale et se répercute sur les activités techniques qui ne peuvent être prises en charge de manière satisfaisante, notamment en ce qui concerne le suivi sur le terrain », relèvent les rapports.
Il est aussi constaté que l’Asergmv ne dispose pas encore de contrat de performance. Autrement dit, l’agence n’a pas satisfait à l’exigence de la reddition des comptes, au sein du secteur public, instaurée par le décret 2010-1812 en date du 31 décembre 2010 relatif au contrat de performance applicable aux agences d’exécution. Nous avons contacté la Cour des Comptes du Sénégal qui a informé qu’elle a démarré l’audit de la structure en avril 2025 pour l’exercice 2019-2024. D’après le Secrétariat général de la juridiction administrative spécialisée dans le contrôle des finances publiques, le rapport sera prêt en 2026.
Si ses ressources financières proviennent principalement de l’Etat du Sénégal, l’Asergmv a aussi bénéficié de sommes financières venant des bailleurs de fonds. En effet, les rencontres internationales du « One Planet Summit » (Ops) se sont soldées par 48 initiatives et coalitions impliquant 140 pays. En réponse à un appel lancé en septembre 2020 par les ministres de l’Environnement de la Grande muraille verte, la communauté internationale s’est réunie lors du « One Planet Summit » sur la biodiversité à Paris en janvier 2021. Ce sommet a abouti à l’annonce de 19 milliards de dollars pour accélérer l’Agenda 2025 de l’Initiative et à la création de l’Accélérateur de la Grande muraille verte.
Malgré ces engagements de la communauté internationale pour la relance de la Grande muraille verte, un rapport de 2022 de la Convention des nations unies sur la lutte contre la désertification indique un taux de déboursement de 13%.
Répartition des montants (en millions USD) négociés par pays/OPS
Source : Données publiées par CNULCD (2021) , Graphique : Auteur.
Il est à noter que la plupart des fonds en question sont souvent gérés par des organisations de la société civile étrangère ou injectés via le secteur privé sans aucune implication des institutions nationales de la Grande muraille verte. Une donne qui complique la transparence et la mise en œuvre des projets. Par exemple, au Sénégal, des projets comme Djigui Niokolo (exécuté à Kédougou et à Kolda au Sud du pays) et Univers-Sel (mise en œuvre dans le Sine-Saloum), bien qu’étiquetés « Gmv», sont éloignés de la zone d’intervention de l’Initiative. Ces deux projets représentent une contribution de 1,9 million d’euros, soit 1,2 milliard de FCfa destinés à la Gmv. De même, au Burkina Faso, le projet Pigo+ de 20 millions d’euros est mis en œuvre dans les régions Sud-Ouest, des Cascades, des Hauts-Bassins et de l’Est, en grande partie hors du tracé prévu et sans l’implication des autorités nationales de la GMV, pour ne citer que ceux-là. « Ces pratiques dépouillent la Grande Muraille verte de ses financements promis par les grandes puissances et des acquis de ses projets financés sans perdre la responsabilité et les préjudices moraux liés aux quelconques résultats négatifs et aux potentiels manquements qui adviendront de l’utilisation de ces fonds. Ce qui pourrait constituer une nuisance à la crédibilité de l’Initiative, qui pourrait être perçue comme une initiative qui engouffre des montants faramineux alors qu’elle n’en reçoit et n’en contrôle que très peu », dénonce Oumar Abdoulaye Ba.
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Les conflits impactent négativement l’initiative
La mauvaise gestion des conflits au Sahel a conduit à une situation de « ni paix ni guerre » dans cinq pays de la GMV qui font face à des conflits armés complexes et profondément enracinés (Burkina Faso, Mali, Niger, Nigeria, Tchad). Trois autres sont déchirés par des guerres civiles (Soudan, Éthiopie, Érythrée). Cet aspect sécuritaire pose un défi pour la pérennité de la Grande Muraille verte. En effet, selon le Centre d’études stratégiques de l’Afrique, huit pays de la Gmv (Soudan, Nigeria, Éthiopie, Burkina Faso, Mali, Érythrée, Tchad et Niger) totalisent 46,56 % des déplacements forcés en Afrique en 2023. En clair, ils comptabilisent 18.809.952 des 40.398.156 personnes contraintes à des déplacements forcés.
Populations déplacées de force dans les pays africains en conflit
La résilience des femmes
Dans les Fermes agricoles communautaires intégrées (Faci), installées dans le cadre de la Grande Muraille verte, beaucoup de femmes trouvent leurs moyens de subsistance. De la transformation de produits à la vente de légumes, des centaines de mères de famille réclament un renforcement de l’initiative. Dieyna Ka, présidente d’un groupement de femmes, s’en félicite : « La Grande Muraille est très utile. Avant l’avènement du projet, on allait au Walo (Nord du Sénégal) et dans le Djolof (centre). Maintenant, on a des fermes et on fait du maraîchage. »
Mais Naib Samba Sow, présidente des femmes transformatrices de Widou, estime que le système d’arrosage manuel est épuisant : « On veut du goutte-à-goutte. On ne peut pas planter beaucoup parce qu’on le fait manuellement, et ça ne nous arrange pas. On se fatigue sur de petites parcelles », déplore-t-elle. Cependant, cette approche de ferme intégrée est peu appréciée. « La Grande Muraille verte est une initiative noble et purement africaine. Malheureusement, les résultats obtenus sont largement en deçà des attentes parce qu’à un moment donné, les moyens n’ont pas suivi et la stratégie n’a pas été clairement identifiée », critique le Dr Abdoulaye Fall, consultant environnementaliste et enseignant-chercheur à l’Université de Thiès.
En 2024, l’universitaire sénégalais a participé à un diagnostic institutionnel du projet pour le compte de l’Union africaine. « Quand on parle de la Grande Muraille verte, ce n’est pas un projet de restauration des terres dégradées. Tant que la compréhension ne sera pas claire, la stratégie ne le sera pas non plus, et on continuera à faire des errements, du rafistolage. Parce que 7.000 km de muraille, ce n’est pas en faisant des fermes intégrées qu’on y parviendra », estime-t-il. En réponse, Sékouna Diatta, directeur général de l’Asergmv, annonce une restructuration du projet de la Grande Muraille verte.
Babacar. G. DIOP