Chercheuse au Centre pour la Gouvernance Bleue de l’Université de Portsmouth (Royaume Uni), Dr Sophie Quintin a soutenu sa thèse sur le développement de la marine sénégalaise avec comme sujet : « « From gaals to grey ships : a study of the development of Senegalese maritime security agency » (De la pirogue au navire de guerre : étude de l’évolution institutionnelle de la sécurité maritime au Sénégal). Elle revient ici sur la vision stratégique qui a accompagné le déploiement de la marine dans ses missions de défense de la souveraineté maritime, ainsi que la place de l’Afrique dans cette « géopolitique des océans »…
Pourquoi le choix de votre thèse sur la marine sénégalaise ?
Mon choix de travailler sur la marine sénégalaise est né d’une double conviction. D’une part, il m’a semblé essentiel de m’intéresser à des institutions nationales souvent perçues comme secondaires ou périphériques, alors même qu’elles jouent un rôle stratégique crucial. D’autre part, je voulais interroger la manière dont un pays comme le Sénégal – marqué par une forte tradition militaire et un positionnement géographique central dans l’espace atlantique – a construit progressivement sa posture navale.
Ce sujet et l’application d’une théorie réaliste m’ont permis de croiser des dimensions historiques, géopolitiques, sécuritaires, institutionnelles et systémiques tout en participant à une réflexion plus large sur la place des États africains dans les affaires maritimes internationales. J’ai également constaté qu’il existe un déséquilibre très marqué dans la littérature scientifique sur les questions navales. Les marines des grandes puissances ont fait l’objet de nombreuses études, souvent en lien avec leurs ambitions géopolitiques ou leurs capacités technologiques. En revanche, les petites marines – et plus encore les marines africaines – sont largement restées en marge de l’analyse, comme si elles ne méritaient pas d’attention académique. Enfin, le hasard a aussi joué son rôle. J’ai eu l’immense plaisir de rencontrer le Contre-Amiral Momar Diagne, alors Chef d’État-Major de la Marine nationale sénégalaise, lors d’une conférence sur la sécurité maritime africaine à Casablanca (Maroc) en 2017. Au cours de nos échanges, il m’a parlé du programme de modernisation de la Marine sénégalaise, et j’ai été frappé par l’importance qu’il accordait à la notion de souveraineté et à l’idée d’autonomie stratégique. Ce point a éveillé ma curiosité : je voulais comprendre ce qui motivait une telle vision, et comment elle se traduisait concrètement dans les choix politiques et militaires du Sénégal depuis son indépendance en 1960.
La mer est devenue un enjeu stratégique, sécuritaire et aussi économique. Êtes-vous confiante dans les capacités de la Marine nationale sénégalaise à jouer son rôle face à tous ces enjeux ?
Oui, je suis confiante, et ce pour plusieurs raisons. La marine sénégalaise n’est pas née d’un hasard ou d’un réflexe conjoncturel ; elle est le fruit d’un projet de long terme, porté depuis l’indépendance par des officiers visionnaires tel que le premier Chef d’État-major Faye Gassama. Depuis sa prise de commandement en 1975 après une période de « construction », le corps des officiers supérieurs a toujours été doté d’une claire conscience des enjeux géostratégiques liés à la mer comme l’ont démontré d’ailleurs les opérations de projection de puissance navale extérieures des années 1980 (Fode Kaba, Nedrill et Gabou). Dès les premières années, ces pionniers ont inscrit leur action dans une logique de construction d’une armée de mer nationale, non politisée, ancrée dans la société, et pleinement investie dans la défense des intérêts maritimes du pays. Ce projet s’est matérialisé dans un processus de montée en puissance progressif, que l’on peut identifier en trois grandes phases (Construction 1960-75, Consolidation 1975-2006 et Modernisation 2006-2024), toujours soutenues par les élites politiques. Le développement de la marine sénégalaise ne s’est donc pas fait dans la précipitation, mais selon une vision stratégique cohérente, capable de s’adapter aux mutations de l’environnement régional et international. La géographie du pays – avec un littoral atlantique de plus de 700 km et un enclavement terrestre partiel dû à la présence de la Gambie – renforce cette orientation maritime. La mer, pour le Sénégal, est à la fois un espace vital et une frontière complexe à sécuriser. Depuis 2006, une modernisation capacitaire ambitieuse a été engagée, soutenue politiquement et financièrement, en partenariat avec ses alliés stratégiques – notamment la France – tout en cherchant à élargir ses partenariats. La Marine s’est dotée de moyens adaptés aux réalités maritimes contemporaines. L’acquisition récente de patrouilleurs de haute mer (PHM) modernes – les PHM 58 S Walo, Niani et Cayor construit au chantier Piriou – en est l’illustration concrète. Ces bâtiments équipés de missiles permettent au Sénégal de mieux contrôler sa zone économique exclusive, de lutter contre les trafics illicites, de protéger ses ressources halieutiques et de s’inscrire dans les efforts régionaux de sécurité maritime. Grâce à ses armements létaux et à ses capacités renforcées de présence à la mer, la Marine nationale est désormais en mesure d’assumer pleinement son rôle dans la défense du territoire et la protection des intérêts nationaux. Par ailleurs, le Sénégal a clairement fait le choix de tourner son développement économique vers la mer. L’émergence de l’économie bleue comme axe prioritaire – qu’il s’agisse de pêche durable, d’exploitation énergétique offshore ou de logistique portuaire – implique une sécurisation renforcée de l’espace maritime national.
Vous avez affirmé dans un article publié dans le magazine de la Marine « Le Gabier » (Octobre 2024) que « l’avenir de l’Afrique est maritime ». Pourquoi cette assertion ?
Cette affirmation s’appuie d’abord sur un constat global : l’économie mondiale est, avant tout, une économie maritime. Plus de 90 % du commerce international transite par la mer et c’est aussi le cas pour l’Afrique. Les câbles sous-marins qui soutiennent la connectivité numérique, les flux énergétiques, les ressources halieutiques, les routes commerciales stratégiques : tout cela souligne l’importance déterminante des espaces maritimes dans la mondialisation contemporaine. Dans ce contexte, le continent, que l’on pourrait presque décrire comme une immense île, ne peut rester à l’écart de cette réalité. Si l’on observe une montée en puissance de l’agence africaine dans le domaine maritime, cette dynamique, bien qu’encourageante, ne garantit pas encore l’atteinte de son plein potentiel, qui exige des transformations structurelles durables et une coopération renforcée. Le processus est néanmoins enclenché. Ensuite, la maîtrise des espaces maritimes africains est cruciale pour le développement économique durable du continent. L’accès sécurisé à la mer, la capacité à protéger les ressources halieutiques, à contrôler les flux maritimes, à assurer la sûreté des infrastructures portuaires et à exploiter les ressources énergétiques offshore sont autant de leviers pour stimuler la croissance, créer des emplois et renforcer la souveraineté des États. Historiquement, ce sont les puissances maritimes qui ont bâti leur influence économique et politique : l’Europe, les États-Unis, ou plus récemment la Chine, ont fondé leur développement sur une capacité à naviguer, commercer, contrôler et sécuriser les mers. L’Afrique ne peut faire l’économie de cette stratégie si elle veut s’affirmer dans le concert des nations. Enfin, cette vision est aujourd’hui portée au niveau continental. L’Union africaine a adopté une stratégie maritime intégrée à l’échelle du continent, l’AIMS 2050 (African Integrated Maritime Strategy), qui affirme clairement que la mer est un levier essentiel pour la paix, la sécurité et le développement durable en Afrique. Elle a également élaboré une stratégie continentale d’une économie bleue durable, qui propose un cadre pour valoriser les ressources maritimes de manière responsable, équitable et écologique. Ces documents stratégiques traduisent une prise de conscience politique forte : le développement de l’Afrique est fondamentalement lié à sa capacité à maîtriser ses espaces maritimes et à tirer parti des opportunités qu’ils offrent.
Entretien réalisé par Oumar NDIAYE