Dans un canton où chaque mètre cube d’eau potable coûte cher et où le climat assèche les sols, les maraîchers doivent rivaliser d’ingéniosité pour irriguer leurs cultures. Entre factures qui explosent, récupération de pluie, pompage limité et recyclage au goutte-à-goutte, ils inventent de nouvelles manières de produire sans gaspiller la ressource la plus vitale : l’eau.
Les serres sont visibles à perte de vue. Aux jardins de Cocagne, les légumes sont soigneusement cultivés. « Nous prônons un mode de production biologique, respectueux de l’environnement », a fait savoir Rudi Berli, président de la section genevoise d’Uniterre et maraîcher aux Jardins de Cocagne.
Les jardins de Cocagne pratiquent l’agriculture biologique .L’absence de pesticides, le respect des sols et la diversité des cultures sont leur maitre-mots. Ils favorisent les semences locales et anciennes, la rotation des cultures, et un mode de production artisanale. Mais ils se heurtent à un problème de taille : l’eau.
Rudy Berli décrit une situation où rareté, coût et qualité de la ressource s’entremêlent. « En fait, il y a le trop d’eau, le pas assez d’eau, et puis après il y a la qualité de l’eau, le prix de l’eau », résume-t-il. Depuis plusieurs décennies, la région connaît un déficit hydrique croissant, aggravé par une hausse de deux degrés en dix ans. Dans ce contexte, l’irrigation devient indispensable. « On est vraiment obligé d’arroser, et des fois c’est possible, et des fois c’est difficile », explique Rudy.
À Genève, les agriculteurs disposent d’un réseau public d’eau potable, mais celui-ci a un prix. « L’eau qu’on utilise pour arroser, c’est la même que celle qu’on boit. Elle coûte en moyenne 1 franc 40 le mètre cube », détaille le maraîcher. Résultat : des factures qui grimpent jusqu’à 30 000 francs par an, soit près de 15 % des coûts de production. « Pour nous, c’est un facteur primordial, mais aussi un poids économique énorme », se désole-t-il.
Des alternatives pour faire couler l’eau à flot
Pour limiter les pertes, Rudy privilégie l’arrosage nocturne : « La nuit, il y a beaucoup moins d’évaporation. Quand on voit des gens arroser en pleine journée, on perd presque la moitié de l’eau », informe-t-il Sa ferme utilise aussi des techniques plus économes, comme le goutte-à-goutte ou la microaspersion. Pourtant, ces efforts ne suffisent pas à résoudre la question centrale de l’accès à une eau non traitée. « On aimerait avoir de l’eau de pluie ou pompée dans le Rhône, mais aujourd’hui, les droits de pompage sont limités », milite-t-il
Au-delà des techniques, Rudy plaide pour une gestion équitable de la ressource. « L’eau, c’est un bien public. Il faut un mécanisme qui assure un accès non discriminatoire à toutes les fermes, pas seulement aux plus riches. » Car sans eau, rappelle-t-il avec gravité, « c’est fini. C’est la base. Il n’y a rien. »
La diversification des ressources comme alternative
Autre serre, autre méthode. A Veriey, c’est des serres ultramodernes qui produisent des tomates toute l’année. Mais derrière ces parois de verre et de plastique, l’enjeu n’est pas seulement de maîtriser le climat: c’est surtout celui de l’eau, ressource précieuse et coûteuse.
« Ici, on consomme environ 500 m³ d’eau par jour en pleine production », confie Alexandre Cudet, coproducteur des Serres des Marais. Une consommation colossale qui oblige l’exploitation à diversifier ses sources. « On récupère d’abord toute l’eau de pluie qui tombe sur les toits des serres. C’est gratuit et ça représente à peu près la moitié de nos besoins annuels. Le reste vient du réseau, de sources captées à proximité et, depuis peu, de nappes souterraines », explique-t-il
Chaque goutte compte. « On trouve aberrant d’utiliser de l’eau potable pour arroser des plantes », insiste-t-il. C’est pourquoi l’exploitation a mis en place un système circulaire : l’eau enrichie en nutriments est injectée au goutte-à-goutte, l’excédent percole, est collecté, filtré, désinfecté – bientôt par ozone plutôt que par UV – puis réutilisé. Résultat : « Nous économisons au moins 50 % d’eau par rapport à la pleine terre », assure M.Cudet.
Le climat, lui aussi, est géré avec minutie grâce à des capteurs et à un logiciel, mais la décision reste humaine. « Trop chaud, trop froid, trop sec : les plantes ralentissent. Comme nous. L’objectif est de leur offrir un environnement le plus régulier possible. » Face au réchauffement climatique et à la raréfaction de l’eau, l’agriculteur est convaincu que ces modèles sous serre sont appelés à se développer. « L’économie de la flotte, ça va devenir une réalité incontournable. On n’a plus le choix », dit-il avec conviction.
Entre bassines, réseaux et cohérence politique
Avec la multiplication des sécheresses et des épisodes pluvieux intenses, la question de l’accès à l’eau pour l’agriculture genevoise devient cruciale. Les acteurs du secteur, comme les autorités cantonales, tentent d’adapter les règles du jeu.
« Depuis une vingtaine d’années, le changement de climat est de plus en plus visible. On alterne entre de très gros orages et des périodes de sécheresse. Le problème, c’est que lorsqu’on a beaucoup d’eau, on ne peut pas la stocker, et quand on en manque, on n’a pas d’alternative », explique Patricia Bidaux, présidente d’Agrigenève (Ndlr : l’association faitière de l’agriculture genevoise)
Pour les agriculteurs, la création de bassines ou d’un second réseau d’eau non potable est une revendication centrale. « Aujourd’hui, à Genève, les maraîchers arrosent leurs champs avec de l’eau potable, plus chère que certaines eaux minérales. C’est absurde », souligne le conseiller d’État Antonio Hodgers
Cette situation résulte d’une particularité historique : le canton ne dispose que d’un seul réseau, celui de l’eau potable. Les Services industriels de Genève (SIG) facturent donc aux paysans une ressource traitée, filtrée et contrôlée à des normes dix fois plus strictes que l’eau minérale, mais dont l’usage final est… d’arroser des salades et des tomates .
Cependant la refonte de la loi sur les eaux (Ndlr : la loi sur l’eau est encore étudiée en commission), en discussion au parlement cantonal, devrait clarifier ces enjeux. M.Hodgers insiste toutefois sur le réalisme économique. « On ne pourra pas installer des réseaux secondaires partout. Il faudra cibler les zones agricoles stratégiques, là où le volume justifie l’investissement », précise-t-il.
« Nous avons demandé que la nouvelle loi intègre la notion d’eau brute et la possibilité de développer un réseau secondaire. Car produire des biens alimentaires nécessite une ressource accessible, pas seulement une ressource théorique », confirme Patricia Bidaux,
L’autre piste, très débattue en Suisse comme ailleurs, concerne les bassines de rétention. Ces réserves d’eau artificielles permettraient de stocker les pluies abondantes pour les réutiliser en période de sécheresse. Mais le sujet divise.
« Les bassines, c’est une solution parmi d’autres. Elles ne peuvent pas tout résoudre, surtout en grande culture. Leur implantation est limitée par la loi sur l’aménagement du territoire et par les contraintes de paysage », nuance Patricia Bidaux
« On est en retard par rapport à nos voisins français, qui ont déjà des mécanismes de restriction d’usage en cas de sécheresse. Genève n’avait jusqu’ici jamais eu à gérer la rareté de l’eau. Aujourd’hui, il faut rattraper ce retard », reconnaît Antonio Hodgers.
Ce reportage a été réalisé avec l’appui du programme En Quête D’Ailleurs (EQDA)
Arame NDIAYE (de retour de Genève, Suisse)