A Bamboung, au cœur du delta du Saloum, dans le département de Foundiougne, la mangrove a retrouvé souffle et vigueur. Un miracle rendu possible par l’alliance entre science, communauté et vigilance.
Dans le Delta du Saloum, le silence n’est interrompu que par le cri d’un balbuzard pêcheur planant au-dessus des eaux calmes. À perte de vue, les racines entremêlées des palétuviers plongent dans le bolong, ce bras d’eau sinueux qui serpente au cœur du Niombato. Dans la commune de Toubacouta, se trouve l’Aire marine protégée (Amp) de Bamboung, un sanctuaire unique né d’un rêve collectif : préserver la biodiversité marine et redonner vie à un écosystème menacé. À la tête de ce joyau écologique de 7 000 hectares, le capitaine Touradou Sonko, conservateur infatigable, mène une mission délicate : concilier protection de la nature et survie économique des 13 villages riverains. « La conservation n’a de sens que si elle est comprise et partagée par les communautés», confie-t-il dans son bureau ou il accueille l’équipe du Soleil. L’histoire de Bamboung commence au début des années 2000. Dans le Delta du Saloum, la surpêche, la coupe abusive de bois de mangrove et la raréfaction des espèces faisaient craindre une catastrophe écologique. Inspirées par les recommandations du 5ᵉ Congrès mondial des aires marines protégées, les autorités sénégalaises ont lancé un vaste programme de préservation. En 2002, les communautés locales de Toubacouta se réunissent et décident, avec l’appui de partenaires, de transformer le bolong de Bamboung en réserve. Deux ans plus tard, en 2004, un décret consacre officiellement la création de l’Amp de Bamboung, aux côtés de quatre autres aires marines protégées du pays. Mais Bamboung a une originalité : son caractère communautaire. Contrairement aux parcs nationaux gérés uniquement par l’État, ici la gouvernance est partagée. Chefs de village, pêcheurs, femmes transformatrices, Gie et autorités administratives siègent ensemble au comité de gestion. « C’est une œuvre commune, une responsabilité partagée », insiste Touradou Sonko. Ancien militaire de marine reconverti dans la conservation, le capitaine Sonko parle de Bamboung avec la passion d’un guide et la rigueur d’un stratège. Son bureau est un mirador d’où l’on surveille les allées et venues dans le bolong principal. Chaque 48 heures, une équipe d’agents et de volontaires communautaires prend le relais pour assurer une garde continue. Sous son commandement, une brigade mobile sillonne les bolongs secondaires. « Ici, la nature renaît parce que nous avons instauré une vigilance de chaque instant », explique-t-il. L’homme préfère la pédagogie aux sanctions lourdes. Plutôt que de jeter les pêcheurs en prison, il privilégie les amendes transactionnelles et la saisie des filets. « Ce sont des pères de famille. Les enfermer n’apporte rien. Mieux vaut les responsabiliser », glisse-t-il.
La richesse d’un écosystème retrouvé
Avant la mise sous protection, Bamboung comptait à peine 49 espèces de poissons. 20 ans plus tard, les inventaires font état de 85 espèces recensées. Parmi elles, le « thiof », un poisson en raréfaction dans le reste du Sénégal mais abondant dans la zone. Les oiseaux font également la réputation du site : balbuzards bagués en Europe, hérons garde-bœufs, aigrettes et pélicans s’y donnent rendez-vous. Les mangroves accueillent aussi une vingtaine d’espèces rares qui prospèrent surtout dans cette zone. Amphibiens, reptiles, mollusques et insectes complètent ce tableau d’une biodiversité exceptionnelle. « Ce bolong est un refuge. Les poissons viennent s’y reproduire à l’abri des filets. Puis ils regagnent l’océan, où les pêcheurs peuvent les capturer. C’est notre stratégie : protéger la maternité pour que la mer reste poissonneuse », détaille le conservateur. L’Amp de Bamboung repose sur un principe simple : l’interdiction totale de la pêche dans le cœur de la réserve, mais la possibilité pour les populations de continuer leurs activités en périphérie. « Ce n’est pas une exclusion, c’est une régulation », précise Sonko. Ainsi, le système de surveillance repose sur trois piliers : un mirador qui contrôle l’unique porte d’entrée du bolong principal. Des patrouilles régulières sont aussi menées par la brigade mobile dans les 16 bolongs secondaires. Il y a aussi des volontaires villageois intégrés aux équipes de surveillance. Chaque village délègue deux ou trois jeunes pour veiller aux côtés des agents. En 2023, plusieurs filets de pêche illégaux ont encore été découverts. Mais globalement, d’après le conservateur du site, la pression a baissé grâce à la sensibilisation et à la vigilance collective. La gestion de l’Amp repose sur une architecture institutionnelle originale : le Conseil d’orientation, présidé par le sous-préfet, regroupe autorités administratives, chefs de village et représentants de l’État. C’est l’organe suprême qui définit les grandes orientations. De plus, il y a le Comité de gestion, composé de délégués des 13 villages et de représentants de Gie, l’exécutif chargé de mettre en œuvre les plans d’action. Ainsi, le conservateur, représentant de l’État, veille au respect des règles et joue un rôle de médiateur. Malgré cette organisation, les menaces demeurent. La pêche illégale reste une tentation pour certains.
Bamboung, moteur du développement local
En 2022, plus de 16 filets clandestins ont été saisis dans un seul bolong. Le changement climatique ajoute une autre pression : les tannes ou zones salées stériles, gagnent du terrain sur la mangrove à cause de la variabilité des pluies. Aussi, la croissance démographique des villages riverains multiplie aussi les besoins en ressources naturelles. « La protection ne doit pas être un fardeau pour les populations. Elle doit être un levier de développement », rappelle Sonko.
Consciente que l’interdiction de pêche prive les riverains d’une partie de leurs ressources, l’Amp a multiplié les projets d’activités génératrices de revenus. Dans plusieurs villages, des moulins équipés ont été installés, facilitant la transformation céréalière. Ainsi, des unités de transformation et des fermes aquacoles ont vu le jour. Un jardin maraîcher collectif alimente désormais les marchés locaux. Le tourisme écologique est également encouragé. Des circuits dans la mangrove sont aménagés, des guides villageois formés, et le centre d’interprétation de Bamboung accueille chercheurs, étudiants et visiteurs curieux de découvrir ce laboratoire vivant. L’éducation environnementale complète ce dispositif. Chaque année, des programmes pédagogiques sont menés dans les 13 écoles riveraines. Les enfants apprennent à reconnaître les espèces et à comprendre les mécanismes de la conservation.
Plus de 20 ans après sa création, l’Amp de Bamboung est devenue une référence. Elle fait partie intégrante de la réserve de biosphère du Delta du Saloum reconnue par l’Unesco. Des délégations venues de Guinée-Bissau, de Mauritanie ou encore de Gambie viennent s’inspirer de son modèle de gouvernance partagée. Le Sénégal compte aujourd’hui quinze aires marines protégées et deux réserves sous influence maritime. Mais Bamboung reste emblématique par son enracinement communautaire. « Ce que nous faisons ici prouve que la protection de la nature et le bien-être des populations ne sont pas contradictoires. Au contraire, ils se renforcent », souligne Sonko. Aux dernières heures de cette journée du 29 août 2025, dans cette partie du département de Foundiougne, le soleil décline sur la mangrove, teintant d’ocre les eaux calmes du bolong. Le capitaine Sonko observe en silence le ballet des oiseaux rentrant au dortoir. Pour lui, chaque cri, chaque battement d’aile est une victoire. Mais il sait que rien n’est acquis. Le braconnage guette, les filets clandestins aussi. Le climat change, et les équilibres sont fragiles. Pourtant, l’homme croit en la résilience du Bamboung et en la force de ses communautés. « Nous sommes les héritiers de ce patrimoine, mais aussi ses gardiens. Si nous échouons, c’est tout le Delta qui disparaîtra. Mais si nous réussissons, alors Bamboung restera une école vivante pour l’Afrique et pour le monde », conclut-il.
Par Babacar Guèye DIOP & Marie Bernadette SENE (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)