L’avènement des alternances depuis 2000 a complètement modifié le champ politique sénégalais où les anciens partis au pouvoir, à force de souffrir d’un discrédit dru, sont, aujourd’hui, dans une dynamique de naufrage progressif.
C’est une lapalissade de le dire. Le Sénégal est considéré comme une vitrine de la démocratie en Afrique de l’Ouest. Et depuis 2000, le pays est connu pour ses alternances politiques retentissantes, lesquelles traduisent une certaine vitalité de l’expression démocratique, mais aussi des aspirations citoyennes de changement sorties des urnes.
Seulement, si les alternances sénégalaises suscitent une vague de passion et d’espoir, la lune de miel tourne très souvent au fiel. L’idylle avec les hommes qui arrivent au pouvoir ne dure pas au-delà d’une décennie. « Il est de coutume qu’au Sénégal, une fois que le parti au pouvoir perd l’élection présidentielle, il lui est quasiment impossible de revenir au pouvoir. Cette situation s’explique à la fois par une raison sociologique liée à une rupture, pour ne pas dire un divorce, entre le peuple et le pouvoir qui était en place. Il y a également un aspect sociopolitique ancré dans la tête des Sénégalais et selon lequel une fois qu’on atteint deux mandats, c’est comme si, automatiquement, le régime en place ne devrait plus revenir », souligne Serigne Thiam, enseignant-chercheur à la Faculté des Sciences juridiques et politiques (Fsjp) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad).
Ce faisant, au bout de deux mandats, le peuple est pressé non pas de tourner la page du régime, mais de jeter complètement le livre, pour ensuite tenter l’aventure avec de nouveaux protagonistes. Cette configuration de l’espace politique, où les vents de l’alternance ont pris maintenant l’habitude de souffler tous les 10 ans depuis 2000, a même poussé certains observateurs à répandre l’idée selon laquelle « les Sénégalais ne savent pas élire un président de la République, mais ont plutôt tendance à faire du dégagisme ». Une telle idée paraît erronée, mais une évidence demeure jusqu’ici : l’impossible retour aux affaires pour les anciens partis qui ont été portés à la magistrature suprême.
La perte du pouvoir du Parti socialiste (Ps), en 2000, a commencé à sonner le glas de ce puissant appareil politique qui a pourtant régné sans partage pendant 40 ans sur le Sénégal. Et 24 ans après sa chute, le Ps a perdu du terrain et continue de sombrer électoralement. Il n’est plus que l’ombre de sa glorieuse histoire. Et aujourd’hui, les chiffres le prouvent suffisamment. En 2000, le parti au pouvoir d’alors obtenait 41,3 % au premier tour, avant de se retrouver avec 41,5 % au deuxième tour et de perdre le pouvoir au profit du Pds, d’Abdoulaye Wade, qui avait remporté l’élection présidentielle avec 58,49 %. Un an plus tard, les socialistes ont poursuivi leur chute libre aux législatives de 2001 et n’ont pu obtenir que 17,4 % (10 sièges).
11 % de l’électorat en 2012
Ayant boycotté les législatives de 2007, les camarades du défunt Secrétaire général du parti, Ousmane Tanor Dieng, enregistreront 305 924 voix à la présidentielle de 2012. Classés quatrièmes, avec seulement 11 % de l’électorat, ils verront le second tour opposer le Président sortant, Abdoulaye Wade, et son ancien premier ministre, Macky Sall. Ce dernier, élu président de la République, met en place la coalition « Benno Bokk Yaakaar » dans lequel le Ps va évoluer jusqu’à la troisième alternance, en mars 2024. Son alliance avec l’ancien Premier ministre Amadou Ba dans la coalition « Jamm Ak Njariñ », n’aura pas véritablement pesé sur la balance des dernières législatives. Depuis 2012, le Ps n’est pas parti aux élections sous sa propre bannière.
Le Parti démocratique sénégalais (Pds) a connu la même trajectoire ou presque. Sa perte du pouvoir, en 2012, a été le début d’une perte de vitesse électorale qui a connu son paroxysme le 17 novembre dernier, quand le parti d’Abdoulaye Wade n’a pas obtenu plus de trois sièges. Pourtant, l’inter-coalition formée avec la coalition « Yewwi Askan Wi », sous la houlette du leader de Pastef/Les patriotes, Ousmane Sonko, avait permis au Pds d’avoir 24 députés aux élections législatives de 2022. Un nombre suffisant pour former un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale et peser de tout son poids dans un Parlement où pouvoir et opposition ont failli avoir le même nombre de représentants. Aux législatives de 2017, les libéraux s’étaient retrouvés avec 19 sièges, pourtant largement supérieurs aux 12 parlementaires obtenus juste après leur perte du pouvoir en 2012. En 12 ans d’opposition, le Parti démocratique sénégalais n’a pas véritablement posé les jalons lui permettant de bousculer la hiérarchie.
Le syndrome de ces deux grandes formations politiques de l’histoire du Sénégal est en train, aujourd’hui, de guetter l’Alliance pour la République (Apr). Celle-ci, malgré l’implication de son patron et ancien président de la République, Macky Sall, ainsi que sa coalition avec le Pds, n’a engrangé que 16 députés selon les résultats définitifs du scrutin du 17 novembre dernier.
Aujourd’hui, l’on peut trouver des explications conjoncturelles à ce naufrage progressif dans un contexte où l’avènement de Pastef/Les patriotes a fortement modifié le champ politique.
Débat contradictoire
Entre l’absence d’alternance dans ces formations politiques et une offre programmatique qui n’accroche pas les masses, les anciens partis au pouvoir semblent avoir fortement perdu leurs repères. Pour le journaliste politique Abdoulaye Mbow, si ces partis ont drastiquement dégringolé, c’est parce qu’ils n’ont pas su créer les conditions d’un débat interne qui promeut la démocratie. « Je pense qu’ils devraient promouvoir les jeunes et les femmes qui sont des valeurs sûres pour aller dans un sens de créer les conditions d’une attractivité politique », fait-il comprendre. Citant le Parti socialiste, M. Mbow a indiqué que celui-ci avait été transformé « en une structure « dioufiste », dans la mesure où même le bureau politique du Ps était devenu un bureau où l’on ne reconnaissait que les visages qui étaient collés au parcours du chef du parti, Abdou Diouf ». Et le bureau politique socialiste, ajoute-t-il, n’osait pas contredire les prises de position du président Diouf. Le congrès sans débat de 1996, rappelle le journaliste, est venu rajouter une couche à cette situation déjà amphigourique. L’intronisation d’Ousmane Tanor Dieng et les départs de Djibo Leyti Kâ et de Moustapha Niasse marquèrent le début d’une chute inéluctable, laquelle a été confirmée par la perte du pouvoir en 2000. La saignée va se poursuivre jusqu’à créer un « vide » autour du Secrétaire général, Ousmane Tanor Dieng.
Au Parti démocratique sénégalais, relève Abdoulaye Mbow, il n’y a qu’un seul Secrétaire général depuis plus de 50 ans. « Durant tout le temps que Me Abdoulaye Wade était au pouvoir, il a été la seule et unique constante. Ce n’est qu’à la perte du pouvoir qu’il est devenu un variable… », avance-t-il, ajoutant que toutes les voix contradictoires étaient vues comme des personnes en collision avec le régime de Macky Sall. Elles étaient, par la suite, exclues du parti.
Avec l’Alliance pour la République, la situation est plus dramatique dans la mesure où le parti n’est pas « structuré ». « Depuis sa création, l’Apr n’a pas connu une structuration. Il n’aura été qu’une armée mexicaine avec un principal leader qui s’appelle Macky Sall, entouré d’un conglomérat de responsables… », soutient M. Mbow.
Pour sa part, Bakary Domingo Mané, spécialiste en communication politique, relève que la déliquescence de ces partis est liée à l’usure du pouvoir qui amène les hommes politiques à finalement se détacher « carrément des préoccupations des Sénégalais ». M. Mané évoque aussi « une sécheresse de l’offre politique », car les gens n’ont souvent plus rien à proposer.
Pour l’enseignant-chercheur Serigne Thiam, le Pds, le Ps et l’Apr sont actuellement considérés comme des partis classiques, bien que l’Apr soit très récent. « Les Sénégalais qui ont, aujourd’hui, une autre vision de la politique pensent qu’il faut faire avec du sang neuf, des hommes politiques radicaux comme Sonko et disposant d’un autre type de discours », ajoute-t-il.
Dans l’espace politique sénégalais, les deux dernières élections ont mis un terme à une bipolarisation qui a opposé, ces dernières années, le système incarné par Macky Sall et « Benno Bokk Yaakaar » à Pastef et ses alliés sous l’égide d’Ousmane Sonko.
Pastef/Les patriotes, une exception ?
Le parti Pastef/Les patriotes qui vient d’arriver au pouvoir échappera-t-il au destin de ses prédécesseurs ? Rien n’est moins sûr. « Avec Pastef, on espère que cela peut changer, car les militants à la base disent ce qu’ils pensent », souligne le journaliste politique Abdoulaye Mbow. À son avis, si cette démocratie interne perdure, il y a une forte possibilité que ce parti qui vient d’arriver au pouvoir soit une exception. Mais, pour ce faire, Pastef doit aussi continuer de tenir régulièrement ses congrès, mais également sa dynamique de créer une attractivité autour de sa formation politique. À cela s’ajoute, d’après M. Mbow, la nécessité de créer les conditions d’une massification durant tout le magistère du président Bassirou Diomaye Faye.
Par Ibrahima BA