Dans son discours prononcé à l’Institut de défense du Sénégal (IDS), lors de la cérémonie de sortie de la 3e promotion de l’ESG et de la 7e promotion du cours d’état-major, coïncidant avec son premier contact avec les Forces armées, le Président de la République, affirmait sa volonté de doter le Sénégal d’une industrie de défense. Sa vision d’une autonomie stratégique confirme l’affirmation de Voltaire selon qui : « Etre un bon patriote, c’est souhaiter que sa ville s’enrichisse par le commerce et soit puissante par les armes… ». Si dans le passé, la combinaison de l’évolution des stratégies et de la technologie a impulsé l’essor de l’industrie militaire, le contexte actuel du Sénégal dicte la nécessité de se doter de ce pilier majeur de la souveraineté nationale.
En effet, loin d’être une ambition de se lancer dans la course aux armements, ou dans la recherche d’une industrie de guerre au regard de notre doctrine et recherche permanente de la paix internationale, la marche vers la souveraineté en matière de défense reste indispensable pour garantir et préserver nos intérêts vitaux et stratégiques, dans un contexte mondial, où toute dépendance est source de contraintes pouvant compromettre nos libertés de choix et d’actions.
Pour atteindre cet objectif, les Forces armées sénégalaises, au cœur de ce projet, sont interpelées doublement. D’abord, il s’agit de mener la réflexion prospective pour la conception et ensuite, de mette en œuvre de façon durable l’industrie de défense. Cet outil, par convention différent de l’industrie de guerre dans cette réflexion, est compris sous l’angle de la capacité nationale à disposer d’une entité de recherche et de développement, puis d’une « capacité à produire » des équipements militaires et paramilitaires ou à vocation socio-économique pour diffuser de la sérénité stratégique dans un contexte marqué par des menaces diffuses et des rivalités complexes. L’ambition de cet outil trouve également sa légitimité dans le Traité de ROME de 1958. En effet, ce dernier précise dans son article 223: « Tout Etat-membre peut prendre les mesures qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d’armes, de munitions et de matériel de guerre ». La marche vers la souveraineté met ainsi en lumière la problématique de la gestion des expériences et capacités existantes pour produire l’énergie nécessaire à la concrétisation du projet de souveraineté nationale. L’importance des enjeux qui en découle dicte l’impérieuse nécessité d’un débat élargi à tous les Grands commandements et services (GCS).
Plus particulièrement, se pose la question du rôle que pourrait jouer la Direction du service du matériel des Armées (DIRMAT) dans la conquête de la souveraineté en matière de technologie et d’industrie.
En fait, entité technique des Armées de par ses attributions, notamment dans les domaines de la puissance de feu et de la mobilité terrestre, la DIRMAT constitue le pilier central de la mise en place d’une autonomie en matière de technologie et d’industrie de défense, dans la mesure où, elle est dépositaire d’expériences pouvant contribuer à la réalisation de la souveraineté en matière de défense.
En effet, au-delà du capital d’expériences consubstantielles à ses principales activités, les opportunités et possibilités de la DIRMAT dans la marche vers la souveraineté en matière de défense pourraient être perçues à l’analyse de bonnes pratiques de pays étrangers, en prenant au préalable des mesures endogènes, pour une autonomie stratégique viable.
L’expertise de la DIRMAT comme source de propulseur de l’industrie de défense nationale.
Responsable des équipements de puissance de feu et de mobilité terrestre (MOBTER), la DIRMAT a pu développer des capacités en mesure de contribuer à la réflexion doctrinale, à la mise en œuvre de l’industrie de défense et à l’employabilité des produits de l’industrie de défense.
D’abord, de par ses multiples expériences, la DIRMAT offre d’énormes potentialités pour mener la réflexion doctrinale. En effet, les ressources humaines composées de techniciens expérimentés et d’ingénieurs, dans les domaines de la MOBTER et de la puissance de feu, peuvent largement participer à la mise en place des concepts et doctrine pour la création d’une industrie de défense performante. Dans le domaine de l’armement et des munitions, les armuriers et artificiers de la DIRMAT peuvent servir de socles pour participer à l’établissement des procédures et aux activités de production. Dans le domaine de la mobilité terrestre, les mécaniciens qualifiés et expérimentés, dotés d’un bon niveau intellectuel peuvent servir, à l’instar de ceux de la puissance de feu, dans les structures de montage de véhicule et de fabrication de pièces de rechanges.
Ensuite, le camp de la Direction du service du matériel des Armées dispose assez d’espace pouvant abriter les infrastructures d’une industrie de défense. L’acquisition de terrain pour une activité aussi sensible pourrait être un parcours du combattant. A cet effet, la DIRMAT pourrait servir de site pour l’installation d’une usine de fabrique d’armement et de munitions ainsi que celle de montage de véhicules. Cette option est d’autant plus plausible qu’elle permet de réduire les coûts liés aux infrastructures et à la sécurité des installations.
Enfin, la DIRMAT pourrait jouer le rôle de laboratoire de l’industrie de défense. Les tests de fiabilité et d’expérimentation pourraient être effectués sous la responsabilité de la DIRMAT en liaison avec les formations des FDS, avant le lancement de la production. Une collaboration entre les structures de la DIRMAT et celles de l’industrie de défense permettra de disposer des produits indispensables aux Armées grâce à une politique d’équipement cohérente mais bien éprouvés avec leur production en masse. En outres, la DIRMAT restera le trait d’union entre les Armées et l’industrie de défense pour équiper de manière convenable convenables les Forces. A côté de ces activités, la DIRMAT servira de police technique pour donner un quitus technique aux futures exportations d’équipements militaires de la part de l’industrie de défense.
En somme, la DIRMAT demeure le soubassement de la concrétisation de l’ambition d’une industrie de défense au Sénégal au regard des expériences et opportunités qu’elle détient pour une souveraineté viable en matière de défense, développée dans d’autres pays.
Les bonnes pratiques à suivre pour une souveraineté technologique et industrielle.
L’industrie de défense, consécutive à l’industrialisation apparue au XIXe siècle trouve une place privilégiée et s’est développée dans beaucoup de pays africains et occidentaux. Ces derniers peuvent servir de référence pour le cas du Sénégal. Les cas de l’Algérie, du Rwanda et de la France pourraient éclairer la place du service du matériel dans cette structure stratégique.
D’une part, l’Algérie inspire au plan organisationnel avec la Direction centrale de l’industrie militaire, du Ministère algérien de la défense qui a la charge du secteur considéré en Algérie. Elle est le principal fournisseur des équipements et matériels fabriqués localement pour le compte des Armées. En effet, elle dispose d’un complexe industriel de défense composé de structures de production regroupant essentiellement les domaines de la DIRMAT. Il s’agit entre autres de la Base centrale logistique, chargée du maintien en condition des matériels de combat du corps de bataille, en assurant la réparation, la rénovation et la modernisation; de l’Etablissement de réalisation industrielles Seriana (ERIS), chargé de la production des munitions, outillage et pièces de rechange, paratonnerres, groupes électrogènes, stand de tir; de l’Etablissement de construction mécanique de Khenchela, chargé de la fabrication et la commercialisation d’armes à feu, d’ensembles et sous-ensembles d’armes, pièces d’usinage, et de forgeage ainsi que des études et développement inhérents à ces produits. Le « benchmarking » auprès de ce pays pourrait davantage renforcer le rôle de la DIRMAT dans la marche vers la souveraineté technologique et industrielle du Sénégal.
D’autre part, le Rwanda, pays par excellence des solutions endogènes a pu, malgré ses contraintes géographiques et son passif historique, développer un embryon d’industrie de défense. Lors du voyage d’étude de la troisième promotion de l’ESG/IDS, la visite du complexe industriel militaire a permis de noter une avancée significative de ce pays dans le domaine de la production d’armement. En effet, le Rwanda produit en partenariat avec d’autres entités, des armes individuelles et collectives ainsi que des appareils optroniques et matériels agricoles et médicaux. La parfaite collaboration entre les universités et les Forces armées rwandaises y a largement contribué. En outre, la prise en compte de la dimension scientifique est matérialisée par la mise en place de promotions d’ingénieurs militaires à l’académie militaire où des élèves officiers sont formés dans un environnement scientifique de haute facture. La promotion de la poursuite des études a permis par ailleurs d’envisager la création d’une université militaire dans le court terme. Ainsi, par la mise aux normes de l’Ecole d’application du matériel, la DIRMAT pourrait s’inspirer du modèle rwandais pour former, en liaison avec les unités et centre de formation techniques, des personnels qualifiés civils et militaires en mesure de servir pleinement dans l’industrie de défense du Sénégal.
En outre, la France demeure un exemple adapté à la mise en place d’une industrie de défense viable. En effet, cette référence peut être saisie à l’aune de l’analyse du rôle que jouent la Direction générale de l’armement (DGA) et le Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE). D’une part, la DGA a pour mission entre autres d’équiper et soutenir les armées de façon souveraine en assurant la maitrise d’œuvre étatique du système de défense, de fournir une capacité d’anticipation stratégique, technologique et industrielle pour concourir à la défense et à la sécurité nationale, de promouvoir une approche pragmatique de la coopération et soutenir les exportations, d’orienter et soutenir la base industrielle de défense dans une logique de souveraineté, et de maintenir le fondement de la dissuasion nucléaire et développer la capacité cyber du ministère au profit de la sécurité nationale. D’autre part, le CICDE est chargé d’écrire la pensée stratégique militaire à travers ses quatre directions (Prospective, Doctrine, Retex, Wargaming). Il contribue également aux travaux doctrinaux de l’OTAN et aux débats d’actualité sur des sujets intéressants ses domaines (la résilience, les conflits hybrides, la guerre informationnelle, etc.) à travers ses publications. En outre, le cas de la France explicite les différences options d’organisation pour la future industrie de défense. D’abord, les établissements d’Etat constitués des services en régie, non dotés de la personnalité juridique et soumis aux règles du droit public ; ils font partie intégrante de l’Etat, même si certaines dispositions administratives peuvent leur assurer une certaine autonomie financière. Ensuite, les établissements publics, qui sont des entreprises, propriété de l’Etat, dotées de la personnalité juridique et soumise aux règles du droit privé ; elles possèdent l’autonomie financière et administrative. Enfin, les sociétés nationales, qui sont des sociétés dont l’Etat détient, directement ou indirectement, la majorité des actions ; elles sont régies par des règles du droit privé et prennent généralement la forme de sociétés anonymes. Dans notre cas précis, la dernière option pourrait être une option viable au regard de la nécessité de limiter les investissements tout permettant une meilleure rentabilité avec la possibilité d’exportation sous contrôle de l’Etat. Dans ce cas, la DIRMAT pourrait jouer un rôle majeur dans le management et l’emploi des personnels techniciens.
Ainsi, la DIRMAT à l’instar des entités militaires chargés des matériels de puissance de feu et de mobilité terrestre en Algérie, au Rwanda et en France, demeure le pilier central d’une industrie militaire capable de doter le Sénégal d’une autonomie en équipements militaires, avec toutefois des mesures d’accompagnement.
Les préalables indispensables à la réalisation d’une souveraineté technologique et industrielle.
Des mesures d’accompagnement pour perfectionner les personnels, faire un usage rationnel des infrastructures et se réorganiser sont indispensables pour se lancer une dynamique d’autonomie en matière de défense.
Sur le plan des ressources humaines, il est déterminant de mettre à niveau les compétences des personnels de la DIRMAT, pour leur permettre de participer pleinement aux activités de l’industrie de défense et de pouvoir conseiller le commandement sur les options stratégiques en matière d’équipements et services pour une industrie de défense productive. La DIRMAT devra s’armer en ressources humaines capables de produire avec efficacité des concepts d’utilisation d’équipements militaires basée sur l’expérience acquise et les retours d’expériences des formations. A cet effet, il est impératif que les organes de conception de la DIRMAT soient en parfaite harmonie avec le Centre de doctrine de l’Institut de défense du Sénégal. En effet, la réflexion doctrinale qui émane du Centre de doctrine de l’IDS pourrait être techniquement enrichie avec la DIRMAT, afin de fournir au commandement des options d’équipements, qui pourraient être matérialisées par le complexe industriel de défense.
Sur le plan des infrastructures l’évolution de la DIRMAT comme entité de réparation industrielle des matériels militaires terrestres devra suivre l’installation de l’industrie de défense, pour disposer d’entité capable de jouer un rôle de « REDTEAMING » pour challenger les programmes et permettre leur durabilité. En effet, la gestion du cycle de vie des produits sortis de l’industrie de défense ne peut se faire sans des infrastructures de pointes. C’est ainsi que la Direction du service du matériel des Armées pourrait jouer pleinement sa fonction « expertise » et celle « contrôle » au service des Armées.
Sur le plan Organisationnel, le travail collaboratif entre l’Etat, les industriels et les Armées est indispensable. Il faudrait une agence de l’armement pour instaurer une solide base industrielle technologique de Défense, apte à satisfaire à la fois les besoins nationaux et sous régionaux. Pour permettre au Sénégal de disposer d’un complexe militaro-industriel en mesure de lui procurer une certaine autonomie, la réflexion devra plus que s’orienter sur la nécessité « d’une alliance fructueuse de l’ingénieur, du diplomate et du Soldat » pour reprendre la définition de la puissance selon Frédéric Encel dans Horizons Géopolitiques. Le maintien d’un dialogue tripartite durable entre l’Etat, les industriels et les militaires est seul en mesure de satisfaire un besoin de sécurité qui coïncide avec les intérêts industriels. Dans le domaine R&D, la DIRMAT pourrait jouer le rôle d’orientation et d’innovation en exploitant les études sur les évolutions et les retours d’expériences des formations.
En définitive, les ambitions d’autonomie stratégique des États, les compétitions stratégiques internationales dans divers champs (politique, économique, social, technologique, environnement, juridique, démographie) et leur éventuelle expression en termes de stratégies hybrides, l’entrée éventuelle de certains acteurs en escalade militaire, le délitement de nouveaux États, voire leur basculement dans un processus révolutionnaire, justifient toute la nécessité d’une autonomie en matière de défense pour le Sénégal. Ainsi, il faudra prendre en compte les considérations d’ordre politique, stratégique et de sécurité qui entrent donc en jeu pour déterminer les conditions d’exploitation de l’industrie et la demande pour ses produits. Toute stratégie déclinée à ce niveau devra viser à unir l’Etat, militaires et industriels. La DIRMAT restera le catalyseur de cette entente tripartite. En tout état, il faudra pour le Sénégal franchir un cap en concrétisant la trinité de Clausewitz.
Au demeurant, l’instauration de l’industrie de défense remet en surface la nécessité de mettre à jour le profil de carrière dans les Armées. En effet, il s’agira d’explorer le débat sur le commandement logistique, capable de fédérer les entités concernées et de faire la distinction nette entre la logistique opérationnelle et les services techniques, chargés de propulser l’industrie militaire. Ceci ne peut se faire qu’en donner du crédit aux diplômes techniques et logistiques, pour que chacun fasse son métier dans les meilleures conditions, avec tout le professionnalisme requis sans freiner les ambitions légitimes, par conséquence : « chacun son métier, les vaches seront bien gardées. »
Lieutenant-colonel Abdourahmane SEYDI
Chef de l’Etablissement de réparation et de rénovation du Matériel (ERRM).
Ancien auditeur de l’ESG/IDS
(3e promotion).