Cinquante-cinq ans. Pour un être humain, c’est l’âge des bilans lucides et des projets à peine moins ambitieux. Pour un journal, c’est un âge noble, rare, qui impose de tourner les pages avec reconnaissance et prudence.
«Le Soleil», né en mai 1970, fête, aujourd’hui, ses noces d’orchidée avec l’histoire du Sénégal. L’occasion est belle, à la fois solennelle et intime, d’honorer une longévité que peu de titres, sous nos latitudes comme ailleurs, peuvent revendiquer sans fierté. Cinquante-cinq ans. Ce n’est pas seulement un chiffre rond, c’est un cap. Un sommet modeste, mais chargé d’altitude. Il faut s’arrêter un instant. Regarder derrière soi. Non pour s’attarder dans la nostalgie, mais pour saluer ceux qui ont construit ce journal dans les conditions d’un autre temps. Avant les réseaux, avant les écrans, avant que les rotatives ne deviennent des vestiges à photographier. Il faut rendre hommage à ces journalistes de la première heure –tâcherons du mot juste, artisans du récit quotidien– qui, dans la chaleur des premières décennies post-indépendance, ont donné au « Soleil » sa voix, son style, sa rigueur. Ils s’appelaient Aly Dioum, Bara Diouf, Alioune Dramé, Aly Kheury Ndao, Ibrahima Gaye, Abdoulaye Ba, Serigne Aly Cissé, Djib Diédhiou…et tant d’autres, parfois oubliés dans les marges de l’Histoire.
Ils avaient pour seul outil leur plume, leur machine à écrire, leur curiosité tenace et une idée exigeante du service public de l’information. À leur manière, ils croyaient au pouvoir des mots pour éclairer le peuple. Ils portaient le journal comme on porte un flambeau, sans savoir jusqu’où il irait ni qui le saisirait après eux.Depuis, Le Soleil a changé de siècle, changé d’encre, changé de peau. Il a survécu à des tempêtes politiques, à des mutations économiques, à des désaffections passagères, à l’usure du papier. Il a connu la splendeur des grands tirages, les joies solennelles des numéros anniversaires, les rituels matinaux des lectures partagées dans les rues, les cours, les bureaux, les taxis. Il a traversé les générations avec cette constance discrète des institutions qui ne s’éteignent pas, même lorsque le vent tourne. Mais aujourd’hui, le vent ne tourne pas seulement. Il souffle fort. Le monde médiatique est devenu une jungle où l’instant domine le vrai, où les algorithmes dictent l’agenda, où l’audience se mesure à l’émotion qu’un titre suscite.
Le journal imprimé, autrefois roi, doit désormais partager la table – et parfois la mendier – aux côtés d’écrans insatiables, de réseaux aux mille voix, d’influenceurs improvisés. Dans ce tumulte, Le Soleil n’échappe pas aux doutes de sa génération. La nouvelle ère qui s’ouvre est celle de la mue numérique. Il ne suffit plus de raconter : il faut captiver. Il ne suffit plus d’informer : il faut interagir. L’avenir s’écrit désormais en lettres digitales, dans des formats réinventés, sur des supports volatils. Cela exige une agilité nouvelle, une créativité renouvelée, une rigueur intacte. Le journal devra être plus qu’un média : une référence, une conscience, un repère. Sa force ne résidera plus seulement dans ce qu’il publie, mais dans ce qu’il incarne. Et pourtant, il y a là une chance. Car Le Soleil, plus que tout autre, peut revendiquer une mémoire. Il est un témoin unique de l’histoire sénégalaise. Il a vu naître des gouvernements, des espoirs, des drames, des renaissances. Il a suivi le pays dans ses tâtonnements et ses élans. Ce capital symbolique est précieux à l’heure où tout semble éphémère. Encore faut-il savoir en faire le levier d’un avenir. Ce futur ne s’inventera pas sans les jeunes.
Sans ces nouvelles plumes, ces nouveaux regards, ces nouvelles formes de narration. Mais il ne se construira pas non plus sans mémoire. Il faut que les plus jeunes sachent à quoi ils succèdent. Qu’ils comprennent qu’avant eux, d’autres ont veillé à la lumière du journal, quand celle-ci vacillait. Et qu’il ne s’agit pas seulement d’être lu, mais de mériter d’être cru. Cinquante-cinq ans. Ce n’est ni un aboutissement, ni un miracle. C’est une transition. Un moment suspendu entre gratitude et exigence. Un instant pour se souvenir que Le Soleil, pour continuer de briller, ne peut se contenter d’éclairer. Il doit désormais rayonner, dialoguer, inspirer. Dans un monde pressé, il lui faudra rester patient. Dans un monde fragmenté, il lui faudra demeurer fidèle à son essence : celle d’un journal sérieux, sobre, ouvert sur le monde, enraciné dans le pays. Célébrer l’anniversaire de Le Soleil, ce n’est donc pas seulement se retourner sur le passé. C’est aussi regarder le futur droit dans les yeux – et choisir de l’écrire, encore et toujours, avec cette tranquille obstination des bâtisseurs de mots.