Son encadreur lui avait demandé de lui trouver du bifteck. Le jeune stagiaire était revenu quelques minutes après, les mains vides : pas de gargote dans la rue. Du reste, avec quoi aurait-il pu acheter de quoi combler le petit creux que ce chef de service sentait dans son ventre ? Un peu embarrassé devant l’hilarité générale, il avait appris qu’il s’agissait, dans notre jargon, de feuilles découpées en format 21 x 29,7 dans les chutes de bobine de papier.
En un, deux, voire huit feuillets, selon la consigne, on rédigeait ses articles. Cela facilitait le travail du secrétaire de réaction pour l’évaluation de la longueur et la mise en page des textes. A l’intérieur de la Grande imprimerie africaine (Gia), en face du Soleil, quand celui-ci avait ses locaux à la rue Thiers (depuis, rue Amadou Assane Ndoye), le bruit des machines, l’odeur de l’encre vous enveloppaient. Le linotypiste, marquant une petite pause, lunettes fixées au dessus des sourcils, pouvait vous offrir votre signature dans des caractères en plomb encore tout chaud, en guise de souvenir. Le Soleil paraissait en grand format. Il en fut ainsi jusqu’à la fin des années 1980. Une volonté du président Léopold Sédar Senghor, disait-on, qui tenait à un quotidien à l’image du Monde et du Figaro. Il fallait donc farcir ses biftecks pour remplir les 16 à 24 pages – en moyenne – du journal à imprimer. Le produit avait une certaine prestance.
Dans un pays composé en majorité d’analphabètes (en français, notamment), la photo, même en noir et blanc, pouvait être un élément de vente. Le champion de lutte du week-end avait droit à un poster que l’on accrochait dans son salon ou au-dessus de son lit. Sacrée Miss Sénégal, en 1974, Thioro Thiam a eu droit à cet honneur. Les grands événements ont, quant à eux, été marqués par des pages photos : Grand Magal de Touba ou Gamou de Tivaouane, victoires des Lions du foot, arrivée du président Sékou Touré de Guinée ou de Mohammar Khadafi de Libye. L’adieu au plomb eut lieu en 1973. Sans flonflons ni larmes. Le Soleil s’était simplement installé à Hann, partageant ainsi, pour quelques années, l’espace où était logé l’ancien Service géographique, avant d’en être l’unique occupant. Locaux plus vastes. Proximité des Nouvelles imprimeries du Sénégal (Nis). Photocomposition (une technique d’impression plus moderne). Mais, depuis, il a ses presses. Cette année-là, un drame s’était produit tout près : l’abattage, en pleine nuit, de trois lions dans le parc forestier de Hann.
Offerts parc le parc de Thoiry, en France, ils s’étaient échappés. Une battue avait été organisée pour éliminer la menace qu’ils représentaient dans le voisinage. A cela fit écho, bien des années plus tard, l’épisode Laye Gaïnde. C’était du nom d’un jeune homme, un peu perturbé, qui s’était introduit dans la cage de César, un lion transféré du Palais de la République quelque temps plus tôt. On retrouva l’intrus, tel saint Daniel, sans une égratignure. Les gardiens furent, sans doute, réprimandés. Ce miracle tomba bien vite dans l’oubli. Les faits divers ont, de tout temps, amusé le lecteur du Soleil. Tout d’abord sous la plume d’Edou Corréa qui les rapportait avec beaucoup de truculence. Comme pour cette histoire d’ Abdourahmane Diallo, marchand de quatre saisons. Il avait agrippé par le col de la chemise le client qui lui devait …25 Fcfa. Il laissa deux dents dans la bagarre. Et l’on ne peut que se souvenir d’Abdou Khaliss, le « multiplicateur » de billets qui avait sévi sur la route de Kaolack, dans un petit hameau.
C’était à la faveur de l’exceptionnelle campagne arachidière de 1974 : plus d’un million de tonnes. Des années plus tard encore, des comptables, des chefs de service déclaraient aux tribunaux avoir remis les fruits de leur indélicatesse à l’escroc. La liste des victimes de ce type d’arnaque n’est pas près de s’arrêter. Elles sont et seront de toutes les couches de notre société. D’ailleurs (ne riez surtout pas !), un journaliste et une robe noire sont déjà du lot. Cependant Le Soleil porta surtout ses lumières sur les faits liés à l’évolution politique, économique, sociale et culturelle du pays. D’où les multiples reportages, enquêtes et analyses publiés au fil des éditions. Sur les Terres neuves (conquêtes de nouveaux espaces de développement, victoires sur l’onchocercose), première récolte de canne à sucre, à Richard-Toll, vie politique, arts plastiques, cinéma, mbalakh et musique sénégalaise, etc. Sur le plan éditorial, il y a eu l’insertion de pages, voire de suppléments thématiques. Arts et Lettres dirigé par le regretté Pr Mouhamadou Kane, tout comme les magazines sportifs du lundi. Ou encore le supplément Vacances pour lequel le titre lui-même vire alors au bleu. Le Soleil a eu ses petits frères comme Zone 2 et The Senegambian Sun – trop tôt disparus. Longue vie, et au 110e anniversaire !