Inspecteur des postes et des services financiers, avec plus de vingt ans d’expérience au sein de La Poste, Maguette Kane est à la tête de l’entreprise depuis un an. Dans cet entretien, il revient sur la situation de l’entreprise, les actes posés pour la sortie du profond gouffre dans lequel est plongée l’entreprise depuis plusieurs années.
Dans quel état avez-vous trouvé La Poste ?
Il est courant que La Poste traverse, depuis plusieurs années, une crise chronique qui s’est considérablement aggravée au cours des trois dernières années. Cette crise s’est traduite par un recul marqué des activités, une chute vertigineuse du chiffre d’affaires et des difficultés croissantes à honorer les engagements financiers de l’entreprise.
À ma prise de fonction, j’ai trouvé une institution en grande difficulté, avec des indicateurs financiers et organisationnels alarmants, comme en témoignent les documents de passation. Voici quelques données non exhaustives qui illustrent l’ampleur de la crise. Au moment de la passation, les dettes fiscales et sociales s’élevaient à 4,63 milliards de FCFA, constituant une lourde charge pour l’entreprise. En outre, La Poste devait respectivement 2,22 milliards de FCfa à la Mutuelle d’Épargne et de Crédit des agents du public et du parapublic (Mecap) et 402,8 millions de FCfa à l’Institut de prévoyance maladie (Ipm). En ce qui concerne les dettes fournisseurs, plus d’un milliard de FCfa étaient en attente de règlement, dont 300 millions de FCfa dus aux compagnies aériennes qui assurent l’acheminement de notre courrier pour l’étranger. Nous avons également constaté un nantissement des actifs financiers avec plus de 5 milliards de FCfa des actions de La Poste qui servent actuellement de garantie pour un emprunt bancaire, avec des échéances majeures prévues en août 2025.
Par ailleurs, les capitaux propres de La Poste et de ses filiales sont négatifs, nécessitant une recapitalisation estimée à 163 milliards de FCfa, répartis entre La Poste (146 milliards), Postefinances (14 milliards) et Ems Sénégal (3 milliards).
Ce lourd passif fragilise gravement les bases de la relance. De plus, il contraste vivement avec les avoirs réellement disponibles à mon arrivée. En effet, en termes de trésorerie mobilisable, l’entreprise ne disposait que de 33 millions de FCfa en liquidités à mon arrivée, ce qui illustre une fois de plus l’ampleur des défis.
Hormis cette situation financière critique, le diagnostic a révélé sur le plan organisationnel, des problèmes tout aussi criants. Il existe un déséquilibre entre les effectifs et les besoins réels de La Poste, avec une masse salariale insoutenable au regard des recettes en baisse continue. Aussi, nous avons relevé un manque de ressources logistiques ; plus de 80 % du parc automobile est hors d’usage, ce qui entrave sérieusement les opérations logistiques. Nous avions également constaté un retard dans la production des états financiers et une faible optimisation des processus de gestion, faute d’outils technologiques numériques adaptés. Tous ces facteurs ont conduit à des activités presque à l’arrêt, freinées par une pénurie de ressources financières et une logistique défaillante.
En résumé, nous avons hérité d’une entreprise en grande difficulté, où tout est prioritaire. Néanmoins, je suis convaincu que, grâce à une vision stratégique claire, une mobilisation collective et le soutien de l’État et des partenaires, nous pourrons surmonter ces défis et redonner à La Poste sa place de pilier du service public et du développement économique et social.
Apres le diagnostic, vous êtes attendus au tournant. Comment comptez-vous relancer la boîte ?
Tous ces défis considérables auxquels La Poste est confrontée, peuvent être surmontés. La Poste porte en elle-même les atouts nécessaires pour retrouver son dynamisme et renouer avec sa mission fondamentale. Notre histoire témoigne de nombreuses réussites, fruits de résilience et de détermination. Aujourd’hui encore, nous avons la capacité de transformer les obstacles en opportunités pour redonner à notre entreprise sa place légitime dans le paysage économique et social du Sénégal.
Pour y parvenir, nous travaillons à mobiliser toutes les parties prenantes sans exception. D’abord, les postières et postiers. Chaque collaborateur, quelle que soit sa position, joue un rôle essentiel dans ce processus de redressement. Notre réussite dépendra de notre engagement collectif, de notre capacité à faire preuve de résilience et d’innovation dans nos pratiques quotidiennes, et de notre volonté de bâtir ensemble un avenir prometteur pour La Poste.
Ensuite, l’État en tant que partenaire stratégique et privilégié dont l’appui soutenu est indispensable pour conduire les réformes nécessaires et mobiliser les ressources adéquates à la relance de l’entreprise. J’en profite pour saluer l’attention particulière que les autorités accordent à la situation de La Poste, reconnaissant son rôle clé dans la mise en œuvre de l’Agenda National de Transformation pour un Sénégal Souverain, Juste et Prospère.
Enfin, les clients et tous les partenaires nationaux et internationaux. Leur confiance et leur engagement sont des piliers fondamentaux de notre relance. Ainsi, je travaille à maintenir un dialogue ouvert et constructif avec toutes les parties prenantes de notre entreprise en les invitant à participer activement aux chantiers immenses qui nous attendent. Tout cela pour travailler à consolider la relation de confiance qui nous unit et à relever les défis communs.
« C’est par une mobilisation collective et une action concertée que nous réussirons à redresser, relancer et replacer La Poste »
Je précise que pour nous, il est très important d’adopter une approche méthodique et structurée pour garantir le succès de nos initiatives. C’est pour cela que, dès mon arrivée à la tête de La Poste, j’ai instruit l’élaboration d’un plan d’actions prioritaires, visant à traiter les urgences et à poser les bases d’une relance durable. Ce plan a permis d’établir des consensus solides autour des priorités stratégiques, tout en définissant un plan d’investissement clair et cohérent, accompagné d’options pour la mobilisation des financements nécessaires.
Toujours pour relancer l’entreprise, nous avons mis en œuvre une série de mesures d’optimisation, en cohérence avec ma vision d’une Poste rénovée et performante. Ces actions concernent la réorganisation de la structure interne, visant à la rendre plus efficace, plus agile et adaptée aux défis actuels et futurs. Cette réorganisation permettra de réaliser des économies annuelles estimées à environ 300 millions de FCfa. En parallèle, nous avons entrepris une rationalisation des charges. Cela se traduit notamment par l’optimisation des coûts télécom (abonnements téléphoniques, liaisons LS, etc.), la réduction des dépenses en carburant, l’annulation de certains marchés inopportuns, la limitation des missions et des déplacements à l’étranger, le gel des recrutements et la suspension des contrats de prestation, afin d’alléger les charges de personnel et de mieux maîtriser la masse salariale.
Par ailleurs, nous sommes en train de finaliser également un document de planification stratégique aligné sur l’Agenda National de Transformation Sénégal Vision 2050. Ce plan stratégique de développement repose sur le redressement (ou l’optimisation ?) des finances afin d’augmenter les revenus, réduire les coûts et maximiser l’utilisation des actifs, le développement de l’offre de service par l’introduction de solutions innovantes comme : une offre globale de « Logistique Urbaine », une offre de « Digital Trust », un pôle public de Bancassurance, un programme de valorisation du patrimoine foncier et immobilier de La Poste. L’amélioration des processus et de la gouvernance en repensant nos processus internes et le modèle opérationnel pour renforcer l’efficience et la transparence, le développement (ou la valorisation ?) du capital humain à travers la rationalisation des effectifs, l’investissement dans la formation et l’accompagnement des travailleurs et le renforcement de la culture d’entreprise.
Ce plan stratégique est conçu en tenant compte des réalités actuelles et des défis spécifiques auxquels La Poste fait face. Il sera soutenu par un plan de financement ambitieux, élaboré avec une stratégie innovante pour mobiliser les ressources nécessaires. Nous sommes convaincus que la mise en œuvre réussie du Plan stratégique 2025–2029 permettra à La Poste de retrouver sa vitalité et de redevenir un acteur clé dans la construction d’un Sénégal souverain, juste et prospère.
Sur quels leviers comptez vous appuyer ?
En tant que société nationale dont le capital est entièrement détenu par l’État, La Poste bénéficie de son appui stratégique. Par ailleurs, La Poste est concessionnaire de la mission de service public postal, une responsabilité confiée par les autorités pour servir l’intérêt général. L’État et ses démembrements figurent également parmi nos principaux partenaires commerciaux. Par exemple, La Poste joue un rôle clé dans le paiement des bourses de sécurité familiale, des pensions de retraite, ainsi que des salaires de certains fonctionnaires. Cette collaboration stratégique est une base solide pour bâtir un partenariat renforcé, indispensable à l’accompagnement des réformes en cours.
Outre cet appui étatique, nous disposons d’autres leviers précieux. Il en est ainsi de notre réseau d’agences étendu, présent sur l’ensemble du territoire national, notamment dans les zones rurales et les localités peu desservies. Ce maillage exceptionnel garantit une proximité avec les populations. La relation de confiance historique entre La Poste et ses usagers constitue un atout majeur que nous entendons mieux exploiter pour renforcer l’accessibilité de nos services postaux, logistiques et financiers.
Nous avons également notre patrimoine foncier et immobilier qui constitue un levier stratégique prioritaire. Sa valorisation permettra non seulement de générer de nouvelles sources de revenus substantiels, mais également de soutenir le financement de programmes structurants essentiels à notre relance.
Ces atouts, conjugués à notre volonté d’innovation et à notre vision stratégique, positionnent La Poste comme un acteur clé capable de relever les défis actuels et de contribuer au développement économique et social du Sénégal. Au demeurant, la relance de La Poste, telle que nous la concevons, repose sur la redynamisation de nos services autour de notre cœur de métier, en s’adaptant aux nouvelles attentes de nos clients. Nous sommes convaincus que La Poste doit demeurer un acteur incontournable dans le secteur de la distribution. À ce titre, nous placerons nos activités de base au cœur de notre stratégie de revitalisation, en consolidant notre position de leader national tout en visant à devenir une référence sous-régionale en Afrique de l’Ouest. Nous capitaliserons sur les opportunités de marché prometteuses, notamment avec le développement du commerce en ligne et de la logistique urbaine, pour répondre à la demande croissante de services de coursiers. Parallèlement, nous intensifierons nos efforts pour relancer les services financiers postaux, conformément à notre mission de promotion de l’inclusion financière. Le développement des services de paiement numériques constitue à cet égard une priorité stratégique et un levier essentiel pour la modernisation et la croissance de l’entreprise. Pour réussir cette transformation, l’amélioration et la modernisation de nos processus opérationnels s’imposent comme une clé de voûte. Dans le contexte actuel, nous devons renforcer notre efficacité et notre productivité en investissant dans l’optimisation de nos méthodes et outils de travail. La digitalisation de notre offre de services et la transformation numérique globale de La Poste seront au cœur de nos actions, nous permettant non seulement de répondre aux attentes de nos clients, mais aussi de nous positionner en tant qu’entreprise innovante et résolument tournée vers l’avenir.
On parle de licenciement, de départ négocié…qu’en est-il exactement ?
À mon arrivée comme Directeur général, l’un des dossiers prioritaires qui m’a été confié concerne le plan de rationalisation des effectifs, élaboré pour répondre à la problématique de la masse salariale devenue insoutenable. Ce programme prévoyait le départ négocié de 1.500 agents sur une période de trois ans, à raison de 500 départs par an, et repose sur une convention signée en 2023 entre mon prédécesseur et les partenaires sociaux.
Ce plan, dont la mise en œuvre a été suspendue en raison de l’absence de financement, a été revu en accord avec les autorités. Cette situation illustre la difficulté majeure que représentent des effectifs pléthoriques, en inadéquation avec les besoins réels de l’entreprise. Je tiens à préciser avec insistance que, pour le moment, ce plan n’a pas été mis en œuvre, et que des licenciements ne sont ni envisagés ni à l’étude. Nous privilégions une approche concertée et négociée. Avec les autorités compétentes, nous travaillons activement à identifier une solution adaptée et durable pour traiter cette question cruciale dans le respect des droits des travailleurs et des impératifs de redressement de l’entreprise.
Aujourd’hui des structures comme Dakar Dem Dikk sont en train de grignoter ce qui était considéré comme votre cœur de métier. Ne faut-il pas s’inquiéter ?
La Poste représente une institution publique emblématique, porteuse d’une mission essentielle : garantir le service public postal pour tous les citoyens de notre pays. Depuis sa création, elle a su répondre aux besoins évolutifs de la population et s’adapter aux transformations économiques et sociales. Toutefois, elle se trouve confrontée aujourd’hui à des défis majeurs, en particulier à une concurrence déloyale croissante. La concurrence peut être bénéfique en cela qu’elle stimule l’innovation et l’amélioration continue des offres. Toutefois, faudrait-il qu’elle s’exerce dans le respect des règles établies. Le secteur postal au Sénégal est régulé par l’Autorité de Régulation des Télécommunications et des Postes (Artp), qui veille à l’application d’un cadre législatif et réglementaire solide, notamment à travers le Code des Postes. Ce dernier réserve à La Poste des services exclusifs, dont la distribution des envois de moins de 500 grammes (tels que factures, relevés de comptes et bulletins de salaire), qui ne peuvent être exploités par d’autres acteurs en aucun cas. Cependant, nous avons constaté que La Poste subit les effets négatifs de la violation de ces règles par certains opérateurs. Pis, des acteurs privés outrepassent allègrement ces dispositions. D’autres, comme certaines entreprises de transport, mènent une concurrence illégale et clandestine sur le segment des colis, sans être sanctionnées.
C’est l’occasion pour moi de remercier vivement le Directeur général de l’Artp pour les initiatives récentes qu’il a prises, consistant à rappeler à ces acteurs la responsabilité de l’Artp, en tant qu’organisme régulateur du secteur postal, d’assurer le respect des conditions d’exploitation et de garantir ainsi une concurrence équitable.
Nous encourageons donc l’Artp à renforcer son rôle pour mettre en place un cadre de régulation solide, propice à une concurrence juste, afin de favoriser le développement du secteur postal au Sénégal et de permettre à La Poste de poursuivre sa mission dans les meilleures conditions.
Comment la Poste compte-t-elle reprendre ce qui était considéré comme son bien ?
Je tiens à le souligner une nouvelle fois avec insistance. L’accompagnement actif de l’État est essentiel pour ouvrir les portes du renouveau de La Poste. Toutefois, il est tout aussi crucial que les travailleuses et travailleurs de l’entreprise se mobilisent pleinement pour transformer cette crise en opportunité, afin de dessiner un avenir meilleur pour notre institution.
L’engagement, le professionnalisme et la détermination de nos équipes, qu’il s’agisse des postières ou des postiers, seront les véritables moteurs de notre réussite. C’est par une mobilisation collective et une action concertée que nous réussirons à redresser, relancer et replacer La Poste comme un acteur central du développement socioéconomique du Sénégal.
Quelles opportunités le New Deal Technologique offre-t-il à La Poste ?
Le New Deal Technologique constitue une opportunité stratégique majeure pour La Poste du Sénégal. Il lui permet de se repositionner comme un acteur clé de la transformation numérique du pays, en valorisant ses atouts logistiques, son maillage territorial et sa capacité à inspirer confiance. Avec le Guichet unique numérique par exemple, La Poste peut devenir un point d’ancrage du service public digital, en accueillant dans ses bureaux des guichets physiques connectés aux services administratifs numériques (identité numérique, actes d’état civil, etc.), en cohérence avec l’OS2.4 du New Deal. Pour ce qui est des Bureaux intelligents et inclusion numérique, grâce au projet de « Bureaux intelligents », La Poste pourra transformer ses agences en espaces publics numériques ou « cybers agences », destinés à accompagner les populations vulnérables (personnes âgées, en situation de handicap, zones enclavées, etc.) vers l’inclusion numérique. Il y a aussi la numérisation des services postaux de base. En intégrant des solutions telles que la lettre recommandée électronique, La Poste modernise ses services tout en conservant leur dimension juridique et sécuritaire. Dans la même veine, il y a le développement de l’économie numérique, la digitalisation des services financiers, l’E-commerce et la logistique intelligente, la connectivité universelle, les services de confiance numérique, l’archivage numérique sécurisé, la formation aux métiers du digital…Je suis convaincu qu’en capitalisant sur son ancrage territorial, sa vocation de service public et sa capacité d’innovation, La Poste du Sénégal peut devenir un acteur hybride – à la fois physique et numérique du New Deal Technologique. Elle a l’opportunité de se repositionner comme un opérateur stratégique de la transformation de l’État, au service des citoyens, des entreprises et de la souveraineté numérique nationale.
Entretien réalisé par Oumar Fédior (Photos Assane SOW)