Ancien ministre conseiller diplomatique des présidents Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, et ancien ambassadeur du Sénégal auprès de la Belgique, du Luxembourg et de l’Union européenne, Amadou Diop est un diplomate chevronné. Il est également l’auteur de l’ouvrage « Sénégal : Repères et grandeur d’une diplomatie » (2006). Dans cet entretien, il analyse pour «Le Soleil» les nouvelles orientations de la diplomatie sénégalaise sous l’impulsion du duo Diomaye-Sonko.
Êtes-vous d’accord avec ceux qui disent que la diplomatie sénégalaise est en perte d’éclat ?
L’éclat que vous évoquez d’emblée peut se mesurer depuis l’indépendance, et même bien avant, avec lucidité, à l’aune des pas minutieusement franchis, des performances admirablement réalisées par ce « petit Sénégal » qui mérite, en toute modestie, le rang de « puissance diplomatique ». Ce prestigieux legs trouve, pour l’essentiel, ses racines profondes dans l’engagement visionnaire des chefs d’État successifs qui ont façonné, avec génie, à travers de grandes périodes historiques, une politique extérieure exemplaire dans la défense des intérêts vitaux du Sénégal et de son rayonnement. Elle s’est, à cette fin, nourrie de génération en génération d’« un riche vivier diplomatique », à l’école de l’excellence alliant à la fois savoir, savoir-faire et savoir-être, au service de la République. Chaque phase de cette odyssée a contribué à solidifier, dans ses constantes et ses variables, la place de choix de notre pays sur la scène internationale, dans sa complexité, sa volatilité, à enjeux multiples ; les quatre premières phases ayant achevé d’imprimer leurs marques.
La cinquième phase entamant sa trajectoire depuis 2024, le journaliste « historien de l’immédiat » concèdera volontiers au diplomate, fût-il ancien, « historien de la fin », de rester sur une ligne de prudence et de réserve, exigence si forte de son métier, pour une analyse globale et générale, tout en vous concédant en retour quelques éléments de réponses parcellaires sur des jalons posés, des clignotants allumés. Sous ce regard spécifique, il y a évidemment des pistes à consolider, des zones d’ombre à éclaircir sur le chemin continu du rayonnement diplomatique pour lui conserver tout l’éclat évoqué.
Quelles ont été selon vous les étapes majeures de son rayonnement international ?
Comme déjà indiqué, la diplomatie du Sénégal repose sur des principes cardinaux : le non-alignement, la résolution pacifique des différends, le dialogue et l’ouverture au monde. Ces principes ont permis au pays de bâtir des relations solides et de devenir une voix crédible dans les instances internationales. La solidarité africaine et la promotion constante de la paix ont inscrit le Sénégal au cœur des efforts diplomatiques régionaux et mondiaux. Le Sénégal a ainsi été un acteur décisif dans des moments clés de l’histoire mondiale. Parmi ses réalisations notables, on peut citer en premier lieu les médiations stratégiques : du sauvetage de Yasser Arafat à Beyrouth à la résolution de conflits tels que la guerre Iran-Irak, en passant par son engagement résolu en faveur de l’éradication de l’Apartheid et de l’indépendance des pays d’Afrique australe, le Sénégal a démontré son combat résolu pour la paix.
La diplomatie sénégalaise a également participé activement à la rédaction de chartes fondamentales comme celle de l’Oua, de l’Union africaine, du Traité d’Abuja pour le développement économique et social de l’Afrique, ou du Nepad, de la Cedeao, de l’Uemoa, de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, sans oublier la Charte de la Conférence islamique (Oci). Sur tous ces dossiers, le Sénégal a su marquer son empreinte en façonnant des cadres institutionnels durables. Notre pays a également su faire preuve de leadership au niveau régional et international. Élu à trois reprises au Conseil de sécurité de l’ONU en tant que membre non permanent, le Sénégal a consolidé sa crédibilité et son influence diplomatique. Crédibilité d’un pays se plaçant comme 7ᵉ plus gros contributeur mondial de troupes militaires, de police et civils, 3ᵉ au plan africain et 1ᵉʳ à l’échelle ouest-africaine. La diplomatie sénégalaise, c’est aussi un héritage symbolique et des contributions inestimables.
La capitale sénégalaise, Dakar, s’est affirmée comme un carrefour régional et international pour les grandes conférences et missions diplomatiques. Ce rôle central a offert au Sénégal une visibilité inédite, notamment par sa participation à des accords historiques comme ceux de Camp David. De plus, le pays s’est illustré par sa présence notable dans les organisations sous-régionales (Omvs, Cedeao), continentales (Ua, Nepad) et interrégionales (Oci), témoignant de sa polyvalence et de son engagement soutenu. Enfin, le Sénégal a joué un rôle clé dans la défense des intérêts africains au sein de fora mondiaux tels que le G20, s’imposant comme une voix forte en faveur de la souveraineté alimentaire, sanitaire et énergétique. Sa diplomatie proactive a également renforcé l’inclusion africaine dans les processus de gouvernance mondiale, consolidant ainsi son rôle de pilier pour le continent. En somme, cette rétrospective éclaire une diplomatie sénégalaise riche et féconde, ancrée dans des valeurs solides et portée par une vision résolue. Cette esquisse permet de mieux comprendre les bases sur lesquelles le régime actuel entend poursuivre cette tradition et relever les défis des nouvelles dynamiques internationales.
Justement, concernant ces dernières années, le Sénégal a du mal à porter ses fils à des postes clés en Afrique. Comment expliquez-vous ces « échecs » ?
Pour tenter de répondre à votre question, je voudrais simplement convoquer, avec modestie, une sagesse qui enseigne « qu’il vaut mieux procéder par addition que par soustraction ». Cette vérité se vérifie pleinement en diplomatie, en particulier au cours des âpres batailles électorales. On gagne par addition et on perd par soustraction. Sur cette toile de fond à caractère général, il convient de faire une évaluation fine et exhaustive pour chaque cas particulier, pour jauger concrètement la pertinence de cette assertion.
C’est dans cet esprit que je pourrais partager, à titre purement évaluatif, comme tant d’illustres diplomates de l’ombre auraient mieux fait, le fruit d’expériences où la machine diplomatique s’est inscrite, avec méthode et organisation, dans cette dynamique de stratégie gagnante.
En cela, adoptée à la nature de chaque élection, elle se configurait, de manière schématique, pour l’essentiel, autour d’au moins trois axes majeurs, en s’appuyant sur des États-pivots comme tête de pont.
D’abord, il y a un adossement au socle traditionnel : voisinage, Uemoa, Cedeao, Union africaine, Organisation de la coopération islamique, francophonie. Ensuite, un élargissement vers des partenaires privilégiés : Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (Oacp), Union européenne, G15 d’alors, G7. Enfin, une ouverture sans exclusive vers d’autres espaces géopolitiques d’Asie, d’Amérique latine, d’Europe de l’Est.
À quelques nuances près, la diplomatie, évaluant avec ses impondérables, fluctuations et pesanteurs, cette ligne directrice aura valu tant de victoires à la diplomatie sénégalaise, dont celles d’Amadou Moctar Mbow à l’Unesco, Issac Foster et Kéba Mbaye à la Cour internationale de justice, Jacques Diouf à la Fao, Babacar Ndiaye à la Bad. C’est dire que de l’extérieur, l’œil de l’observateur a vu, « l’œil étant par essence véridique », que les voix obtenues par notre brillant compatriote Amadou Hott [pour l’élection à la présidence de la Banque africaine de développement] se sont inscrites dans une logique de soustraction, dans un effritement d’alliances.
Pourquoi ?
Des voix officielles de l’intérieur, plus autorisées, plus avisées que la mienne, sont habilitées à vous répondre avec toutes les données évaluatives à leur disposition. Du reste, pour le professeur Abdoulaye Bathily [sur sa candidature à la présidence de la Commission de l’Union africaine], une évaluation exhaustive a été faite dans ses mémoires «Passion de liberté» (Présence africaine, pages 617-625). L’on relève à ce propos cette logique de soustraction qui a prévalu en raison du contexte défavorable, marqué, entre autres, par plusieurs facteurs cumulatifs. Premièrement, la jonction entre l’Algérie et l’Afrique australe pour contrer le Sénégal, allié du Maroc au moment justement où le Royaume réintégrait avec force l’Union africaine. Deuxièmement, la mobilisation de l’Afrique centrale autour du candidat tchadien Moussa Faki Mahamat. Troisièmement, la fracture de l’Afrique de l’Ouest où la plupart des États du Sahel ont endossé la candidature du Tchad en signe de reconnaissance pour l’intervention de ses troupes au Sahel, notamment au Mali.
Comment analysez-vous la répartition des rôles, sur le plan diplomatique, entre le président Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko ?
Comme vous le savez, le dispositif organisationnel qui régit la charpente diplomatique du Sénégal a connu des évolutions liées aux nécessités du moment et aux contingences de la politique. Mais il repose sur un socle originel et fixe ses principaux repères, à travers des volets fonctionnels et méthodologiques. À ce titre, la Constitution détermine le cadre fonctionnel de la politique extérieure sénégalaise : le chef de l’État en est la clef de voûte. Le Premier ministre en est le relais, conformément toujours à la Constitution : « le Gouvernement applique, sous la direction du Premier ministre, la politique définie par le président de la République ». À cette légalité constitutionnelle se greffe une forte légitimité politique conférant ainsi, de jure comme de facto, au Premier ministre Ousmane Sonko, dans cette interaction, un poids diplomatique plus marqué par rapport à ses illustres prédécesseurs qui ont également toutes et tous eu à jouer un rôle diplomatique. C’est donc à ce baromètre qu’il conviendrait de mesurer les rôles respectifs du président et du Premier ministre et, bien sûr, du ministre des Affaires étrangères, en charge de la diplomatie, sur le déploiement extérieur du Sénégal. C’est dire, à nos yeux, que ce dédoublement fonctionnel devrait, en principe, évoluer en synergie, au regard des rôles bien définis précités, dans une nécessaire approche concertée, coordonnée et complémentaire. Elle contribuerait ainsi, sans nul doute, avec efficacité, à la valorisation du potentiel diplomatique de notre cher Sénégal, de son image, dans une cohérence d’ensemble, tant sur les orientations, leur articulation que leur opérationnalisation.
Comment appréciez-vous la visite récente du Premier ministre en Chine ?
Cette visite du Premier ministre nous remplit d’un double sentiment : de satisfaction à titre rétrospectif, d’espoir en termes prospectifs. Rétrospectivement, la Chine, partenaire stratégique, est le deuxième partenaire du Sénégal et son premier investisseur. C’est dans ce cadre qu’elle a déjà investi massivement dans des projets d’infrastructures. En moyenne, les concours financiers chinois au Sénégal se sont élevés à 80 milliards de Fcfa et sont perceptibles dans des secteurs aussi variés que l’agriculture, la culture, l’industrie, les technologies de l’information et de la communication, le sport, la santé, l’éducation, la formation et le transport. S’y ajoutent les projets de l’autoroute Mbour-Fatick-Kaolack (460 milliards de Fcfa), de la deuxième phase du Parc industriel de Diamniadio (60 milliards de Fcfa) et de l’extension de l’hôpital de Diamniadio, entre autres. Au total, au chapitre de la coopération économique et financière, il faut retenir que le Sénégal et la Chine ont signé des conventions de financement pour un montant global d’environ 1206,7 milliards de Fcfa pour la réalisation des importants projets précités, dûment exécutés.
C’est dans la poursuite de cette dynamique qu’il est permis de nourrir, à titre prospectif, de légitimes espoirs sur les perspectives au regard de nombreux accords conclus au cours de cette visite précédée par celle du président de la République, dans des secteurs stratégiques comme l’agriculture, l’eau, l’industrie, le numérique, l’énergie, le développement des pôles territoriaux. Au demeurant, le même sentiment d’espoir nous anime dans la nécessité de préservation des acquis de partenariats privilégiés, de pays alliés, de l’Union européenne et de ses États membres (premiers partenaires et bailleurs du Sénégal), du bloc occidental en général, des pays du Golfe, et de consolidation de partenariats tout aussi innovants avec les Brics, les dragons d’Asie, entre autres.
Quelles réformes préconisez-vous pour redonner à la diplomatie sénégalaise sa grandeur d’antan ?
Comme je vous l’ai déjà indiqué en filigrane, en réponse à votre première question, je me garderai bien, en tant que « membre permanent de la maison Diplomatie», de donner des leçons à la tutelle, aux dépositaires officiels de cette haute charge de conduite de la politique extérieure, entourés de valeureux diplomates, professionnels, connus et reconnus aux différentes stations diplomatiques tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Je me limiterai donc, justement, comme observateur concerné, en retrait, à scruter en toute humilité quelques phares, en guise de contribution, à l’éclairage des longues autoroutes de la diplomatie. À ce titre, des balises se dessinent sur : l’urgence de mobilisation optimale du couple indissociable diplomatie-sécurité pour faire face à l’avancée fulgurante des djihadistes déjà à l’intérieur de notre périmètre géostratégique ; les nécessaires passerelles à maintenir pour les retrouvailles indispensables de la famille ouest-africaine (Cedeao-Aes) ; l’intérêt majeur de poursuite de la préservation des acquis avec les partenaires privilégiés et alliés et d’ouverture aux partenaires stratégiques de manière inclusive ; la consolidation de l’influence sénégalaise dans ses espaces traditionnels sans exclusion ; la persévérance dans des postures incarnant avec visibilité et lisibilité la noble image du Sénégal comme vitrine de démocratie, zone de stabilité et pôle d’attraction ; la modernisation et la rationalisation de la lourde machine diplomatique en privilégiant la qualité sur la quantité dans un climat de confiance, de sérénité et d’élévation. Il conviendrait, en conclusion, selon notre humble vision, de continuer à épouser harmonieusement les contours de la nouvelle configuration mondiale, d’agir de manière proactive en alignant les politiques diplomatiques avec les orientations économiques, culturelles, sociales et touristiques du pays.
Entretien réalisé par Seydou KA