Il y a des arrestations qui ne relèvent pas seulement du judiciaire. Il y en a qui marquent, symboliquement, la fin d’un monde.
L’interpellation de Mansour Faye, ancien ministre et surtout beau-frère de Macky Sall, et celle de Farba Ngom, député connu pour son entregent et sa fidélité de fer, est de celles-là. Deux figures parmi les plus emblématiques du régime déchu, aujourd’hui, rattrapées par ce que la justice appelle « reddition de comptes » et que nombre de Sénégalais, plus simplement, nomment « retour du bâton ».
On peut y voir le prolongement logique d’une alternance politique. Mais ce serait minorer la portée politique, presque philosophique, du moment. Car ces arrestations ne visent pas de simples individus. Elles bousculent un système. Mieux : elles délégitiment une méthode. Sous Macky Sall, la politique sénégalaise s’est exercée comme une science du rapport de force. Ce n’est pas là une spécificité nationale, mais une manière de faire qui a été portée à son point d’incandescence : pour durer, il fallait neutraliser les adversaires, verrouiller les ressources, fidéliser les clientèles. Peu importait que la ligne idéologique soit floue, que les institutions soient instrumentalisées ou que le discours républicain soit vidé de sa substance, tant que l’architecture du pouvoir tenait bon. Mansour Faye et Farba Ngom incarnaient cette mécanique. L’un par la proximité familiale érigée en levier politique.
L’autre par l’entregent, l’argent, les réseaux d’influence. Deux profils, deux rouages, mais une même finalité : servir le système et s’en servir. L’APR, dans cette dynamique, s’est comportée moins comme un parti que comme un appareil, une coalition d’intérêts soudée autour de la figure de Macky, pivot de toutes les légitimités. Ce modèle a fonctionné. Jusqu’à ce qu’il ne fonctionne plus. L’élection de 2024 a tout changé. Le pouvoir a basculé, mais c’est surtout la lecture du pouvoir qui est en train d’être réécrite. Le président Sonko – et avec lui une nouvelle génération – n’a eu de cesse de dénoncer les abus, les privilèges, les détournements. En se lançant dans une campagne d’arrestations, son gouvernement semble vouloir joindre l’acte à la parole. Il faudra juger sur pièces. Mais pour l’heure, les signaux sont clairs : la récréation est terminée. Alors, que reste-t-il de l’APR ? Un appareil meurtri, orphelin de son leader, miné par les affaires, désorienté. Un parti sans récit, sans boussole.
Macky Sall, reclus et silencieux, n’est plus qu’un souvenir encombrant. Et ses lieutenants, soit se font oublier, soit tombent. La formation présidentielle d’hier n’a pas entamé sa mue. Elle n’a pas non plus pensé sa survie. Elle vit en apnée. Peut-elle rebondir ? La question vaut d’être posée. L’histoire politique sénégalaise ne manque pas de cas de résilience : le PDS de Wade en sait quelque chose. Mais l’APR n’a ni l’ancrage populaire du socialisme ni la culture d’opposition des libéraux historiques. Elle est née du pouvoir, s’est nourrie du pouvoir, et semble désarmée face à l’opposition. Rebâtir exigera plus qu’un lifting. Il faudra penser à un projet, une base militante, une offre politique. Autant dire : tout ce qui n’a jamais vraiment été fait.
En attendant, les signaux sont mauvais. La lutte contre la corruption, si elle se poursuit, risque d’emporter d’autres têtes. Et chaque arrestation supplémentaire fragilise un peu plus l’ancien ordre. Car au fond, ce qui se joue aujourd’hui dépasse largement le sort judiciaire de deux hommes. C’est une certaine idée de la politique qui est jugée : celle du calcul, de la proximité, de la prédation légalisée. L’APR – naguère toute-puissante – découvre l’amère réalité de l’après. L’après-Macky. L’après-impunité. L’après-confort. Tout un monde à reconstruire. Ou à abandonner.