Le philosophe sénégalais, Bado Ndoye, spécialiste de la phénoménologie husserlienne, est l’un des penseurs de ce qu’on appelle aujourd’hui « les humanités numériques », c’est-à-dire l’intégration du numérique dans les sciences sociales, comme support ou objet de réflexion. Dans cet entretien, il revient sur le « nouveau cycle de rationalité » qu’inaugure l’intelligence artificielle (IA) et nuance les inquiétudes que soulève ce bouleversement.
Dans quelle mesure l’essor de l’intelligence artificielle modifie-t-il notre compréhension traditionnelle des sciences humaines et sociales ?
Il faut partir du principe que la vie de l’esprit est essentiellement déterminée par ses conditions matérielles d’exercice qui sont, en un mot, son environnement technologique. Lorsque l’environnement technologique change, les manières de penser changent aussi. On sait au moins depuis Bachelard que la science a l’âge de ses instruments. Ce qui veut dire que les pratiques culturelles et scientifiques sont conditionnées jusqu’à un certain point par les supports techniques qui définissent à la fois les conditions de possibilité et les limites du pensable.
En disant cela, je ne suis pas en train de postuler un quelconque déterminisme technologique, je veux simplement montrer que la pratique scientifique a toujours besoin de prothèses. Or, le numérique met aujourd’hui au service de la recherche des outils d’une puissance inouïe, inaugurant ainsi une mutation épistémique d’une ampleur similaire à celle de l’invention de l’imprimerie. Il est donc normal que de nouveaux défis apparaissent qui nous enjoignent de repenser notre compréhension de la pratique des sciences. Un seul exemple suffit pour établir cela. En 2008 Chris Anderson, rédacteur en chef de la célèbre revue Wired, publie un article retentissant, The end of theory : the data deluge makes the scientific method obsolete, dans lequel il prédisait la fin de la pratique scientifique telle que nous l’avons connue jusqu’ici. Il s’appuyait sur le fait qu’avec la capacité de numérisation massive des données que permettent les Big data, la puissance de calcul des algorithmes est désormais en mesure d’extraire directement des faits, la quintessence du réel, sans que l’on ait besoin de faire des échantillonnages pour dégager des ratios représentatifs de la réalité, ni de passer par des hypothèses qu’il s’agirait de tester ou de vérifier, ce qui veut dire en clair que l’on peut désormais se passer de modèles théoriques prédictifs. L’idée ici, c’est de dire que plus la base de données est vaste, plus il devient facile d’en extraire des corrélations.
C’est une thèse d’autant plus plausible que quelques mois avant la parution de l’article de Chris Anderson, Google avait réussi à prédire dans l’Etat d’Utah, aux Etats-Unis, une épidémie de grippe, et cela bien avant les services américains de santé, grâce à un logiciel – Google flu trends – qui a su croiser efficacement le nombre très élevé de mots-clés ayant un rapport avec les symptômes de cette maladie avec le nombre tout aussi élevé de demandes de visites médicales sur le moteur de recherches. Voilà le nouveau défi épistémologique que pose le numérique à la recherche scientifique. Jusque-là, la pratique scientifique consistait à anticiper des phénomènes observables à partir d’une hypothèse tirée de la théorie, et l’expérience était censée confirmer – provisoirement – ou falsifier cette dernière.
C’est cette méthodologie héritée de Galilée qui semble aujourd’hui obsolète. Elle est révoquée au profit d’une démarche radicalement inductiviste qui consiste à croire que l’expérience sensible est à elle-même sa propre explication, et n’a donc pas besoin d’être dédoublée par des modèles théoriques. Ce qui pose un énorme problème aux sciences sociales que l’on ne peut pas réduire à des disciplines purement quantitatives. Leur rôle premier n’est pas de quantifier mais de rendre aux pratiques sociales toute leur signification humaine. Elles relèvent de ce point de vue d’une démarche herméneutique qui engage les praticiens, une fois la quantification opérée, à dégager le sens des pratiques qu’ils étudient.
Comment les humanités numériques peuvent-elles intégrer les outils d’IA tout en préservant une approche critique et humaniste des savoirs ?
Ces outils sont définitivement entrés dans notre pratique quotidienne, et il est clair qu’un retour en arrière n’est ni possible ni même souhaitable. C’est à nous d’en tirer le meilleur profit. Déjà ils nous permettent non seulement d’avoir accès à une masse de données importantes dont nous n’aurions pas pu disposer sans cela, mais en plus grâce aux algorithmes nous pouvons les traiter en un temps record. Mais il me semble que l’on ne peut réduire la pratique scientifique uniquement à cet aspect quantitatif des choses. D’ailleurs je ne pense pas qu’il y ait quelque chose comme une quintessence du réel que l’on pourrait faire surgir des faits, comme s’ils en étaient une propriété émergente. Les faits, par eux-mêmes, ne disent rien et ne veulent rien dire. Il faut savoir les interroger et les faire parler. D’où la nécessité de les aborder de façon critique, c’est-à-dire depuis une problématique qui indique ce que l’on cherche, et qui seule pourra ainsi les rendre signifiants. La fonction des faits en science est de tester les théories, et non de se substituer à elles. C’est seulement de cette façon que l’on peut apprendre du nouveau sur la réalité. Or cette démarche est la même aussi bien pour les sciences dites dures que pour les sciences humaines et sociales. Or, malgré son caractère tout à fait révolutionnaire, l’IA ne peut pas faire autre chose – pour l’instant – que recueillir et mettre en ordre ce qui existe déjà sur les bases de données en ligne. Elle ne produit pas du nouveau, elle ne nous enseigne que rarement des choses nouvelles, même si elle est devenue un auxiliaire indispensable à la recherche
Pensez-vous que l’automatisation de l’analyse des données culturelles par l’IA risque d’appauvrir l’interprétation subjective propre aux sciences humaines, ou au contraire, offre-t-elle de nouvelles perspectives herméneutiques ?
Je ne pense pas qu’un tel danger existe. Évidemment, pendant longtemps une certaine phobie de la technique avait fait croire que les objets techniques sont étrangers aux humanités classiques et à la culture, ce qui, de mon point de vue, est une conception restrictive de la vie de l’esprit. Après tout, la culture, ce n’est rien d’autre que l’intelligence humaine en acte. Elle inclut donc aussi la technique puisque celle-ci est ce par quoi l’humain s’objective comme tel grâce aux artefacts qu’il produit, ce qui le distingue d’une certaine manière de l’animal. Elle est donc hautement culturelle au même titre que la poésie ou la musique. Certes, l’objet technique est universel et neutre du point de vue des valeurs, alors que les cultures humaines sont spécifiques et singulières. Mais cela ne signifie pas qu’ils seraient tous les deux dans une sorte de relation d’extériorité ou d’opposition.
Ce que dit l’universalité de l’objet technique c’est sa capacité à s’appliquer indifféremment à toutes les réalités, malgré le caractère singulier de ces dernières. Un ordinateur par exemple, est un outil universel parce qu’il peut, en principe, tout faire, et sous ce rapport il est l’analogon de la main de l’humain qui n’est pas spécialisée dans des tâches fixes mais peut aussi tout faire. Une fois ce principe acquis, on comprend alors que l’interprétation des données livrées par l’IA ne peut pas être l’affaire de la machine. Elle dépend des hypothèses de départ du chercheur et de sa méthodologie. La dimension subjective de la recherche qui est la part humaine de la science ne pourrait souffrir du simple fait que l’on a fait usage d’outils comme l’IA. Cette dernière est une excellente opportunité, surtout pour les pays du Sud global, pour mettre en valeur leur patrimoine culturel. D’ailleurs bien avant l’avènement de l’IA, l’internet classique offrait déjà des possibilités nouvelles pour faire connaître des productions culturelles qui n’avaient pas derrière elles l’appui d’une puissante industrie culturelle pour les soutenir. Il est aujourd’hui possible de visiter des musées en ligne, de lire des livres sur tablettes, d’assister en direct à des concerts, de regarder des films aux antipodes des productions hollywoodiennes, bref de faire connaître au monde des œuvres culturelles qui témoignent de la diversité du monde.
Voyez-vous dans l’adoption croissante de l’IA un risque de standardisation des savoirs, et comment les chercheurs peuvent-ils s’assurer que les diversités culturelles et épistémiques soient respectées et valorisées dans ce nouveau paradigme ?
Pendant longtemps, en effet, on a pensé que la mondialisation capitaliste allait uniformiser le monde en alignant toutes les cultures sur le modèle occidental, et que internet allait être le lieu de cette transformation. Cette standardisation annoncée de la culture n’a pas eu lieu. Au contraire, tout s’est passé comme si, du fait de cette même mondialisation et du danger possible de standardisation qu’elle comportait, les gens ont eu envie de se retrouver dans la chaleur de leurs cultures, de leurs terroirs et de leurs langues, comme s’ils éprouvaient confusément le besoin de se faire reconnaître dans ce qu’ils sont de plus particulier. Dans certains cas, malheureusement, ce besoin d’appartenance a eu des effets pervers, avec le retour des « tribus » pour parler comme le philosophe Souleymane Bachir Diagne. Mais si l’on ne perd pas de vue le fait que le particulier est le lieu où se manifeste l’universel dont il est une instanciation, alors ce danger peut être surmonté. Si les sciences sociales restent fidèles à leur vocation qui est de décrire les sociétés humaines dans leur singularité, l’usage qu’elles font des outils comme l’IA ne peut aller que dans cette direction d’une reconnaissance des diversités culturelles et épistémiques, comme on le voit d’ailleurs partout de nos jours avec l’exigence de revalorisation des savoirs endogènes et des épistémologies du Sud.
Pensez-vous comme certains que l’IA remet en cause le postulat cartésien basé sur la rationalité et qui fonde la confiance en la science ?
La rationalité est toujours fonction de l’état des sciences les plus avancées, lesquelles élargissent toujours nos horizons en nous faisant découvrir de nouveaux aspects de la réalité. Elle n’est donc pas donnée une fois pour toutes, elle est tributaire des derniers développements des sciences. D’ailleurs ce que l’on appelle la rationalité, tout au moins celle qui est issue de la coupure galiléenne, a été battue en brèche sur bien des points par les métamorphoses opérées par la science au XX° siècle, avec l’avènement de la mécanique quantique et celui de la relativité einsteinienne notamment.
Que l’IA puisse inaugurer un nouveau cycle de la rationalité me semble de ce point de vue fort probable. Non pas au sens d’une rationalité différente et en déphasage avec certains des canons les mieux établis de la pratique scientifique, mais au sens de la découverte de nouveaux aspects de la réalité physique dont nous ignorions jusqu’à présent l’existence, ce qui pourrait modifier notre conception de la connaissance rationnelle comme c’est le cas à chaque fois qu’une révolution scientifique se produit. Cela me semble même souhaitable. On se souvient que c’est l’usage de la lunette astronomique par Galilée au XVII° siècle qui a détruit l’édifice de l’astronomie médiévale et fonde la nouvelle rationalité scientifique. D’ailleurs le fait que le prix Nobel de physique ait été attribué en 2024 à deux chercheurs en IA est déjà révélateur de cette direction que nous sommes en train de prendre. Et si cela devait arriver, et je pense que c’est inéluctable parce qu’on n’arrête pas le progrès scientifique, ce ne serait pas une défaite de la rationalité cartésienne comme telle, mais un élargissement et une redéfinition de celle-ci.
« Nous sommes au seuil d’une grande bifurcation qui pourrait désajuster le système technique et les systèmes sociaux », écrivez-vous dans un récent article publié dans la revue Global Africa. A quoi pourrait ressembler cette bifurcation ?
Dans cet article auquel vous faites référence, je voulais attirer l’attention sur le fait que toute société est fondée sur un couplage de l’individu, du système socioculturel et du système technique. Or, si la sociologie des systèmes socioculturels évolue très lentement, les systèmes techniques eux, peuvent muter très rapidement, en procédant par des sauts et des bifurcations inattendues, introduisant des pratiques nouvelles parfois en contradiction avec l’ethos du groupe. Le désajustement dont je parle se produit précisément quand le couplage entre le système socioculturel et le système technique est rompu. Or, les grandes révolutions technologiques qui ont ponctué l’histoire de l’humanité ont souvent été des moments de désajustement, c’est-à-dire des périodes de grande rupture et de crise profonde dans les manières de vivre, de penser et d’habiter le monde. C’est ce que Schumpeter subsume sous le concept de « destruction créatrice » pour dire le processus par lequel un monde qui meurt est remplacé par un nouveau. On peut pressentir qu’avec l’avènement du numérique qui bouleverse tous les aspects de notre quotidien, une grande bifurcation est en gestation, et c’est dès maintenant qu’il faudrait s’y préparer. Par exemple, on sait désormais avec certitude que beaucoup de métiers vont disparaître sous peu, du fait de l’essor de l’automatisation du travail et de la production. Toutes les tâches qui peuvent être automatisées seront exécutées par des machines. Dans beaucoup de supermarchés en Europe et aux Etats-Unis il n’y a presque plus de caissières.
Mais il n’y a pas que les métiers manuels qui seront concernés. Ce qui veut dire qu’il y aura sans doute dans un futur proche de moins en moins de travail salarié parce que les robots sont en train de remplacer les humains. Une conséquence immédiate de cet état de fait, c’est que l’avantage comparatif qu’on pouvait encore avoir en Afrique, d’une main d’œuvre bon marché susceptible d’attirer les investisseurs est en train de disparaître. Or, sans salariat, point de consommation intérieure pour supporter la croissance, ce qui veut dire que le modèle keynésien sur lequel nous fonctionnons est peut-être condamné. Certes, de nouveaux métiers apparaîtront à coup sûr, mais nul ne saurait dire s’ils compenseront ceux qui seront détruits. Il est donc de la plus grande urgence pour nos pays de mettre en place des instituts de recherche en géostratégie prospective pour maîtriser ces bifurcations qui surviendront inéluctablement. Cela passe par une redéfinition de nos modes d’enseignement, parce que le lieu la plus approprié pour poser ces questions c’est l’école.
En quoi l’économie de l’attention constitue-t-il un nouvel âge du capitalisme ?
D’abord une petite clarification : L’économie de l’attention est une nouvelle discipline née du fait que l’attention des consommateurs est devenue une nouvelle ressource, c’est la nouvelle rareté que l’on cherche à capter. Tandis que l’économie classique se focalisait uniquement sur les ressources naturelles, cette nouvelle discipline fait de nos capacités attentionnelles une marchandise, donc un nouveau marché à conquérir. Avec le déluge d’informations de toutes sortes qui nous envahit quotidiennement parce que nous passons nos journées les yeux rivés sur nos téléphones et nos ordinateurs, la question que chacun se pose est la suivante : à quoi vais-je accorder mon attention ? Pour capter cette attention et nos données personnelles pour les revendre à prix d’or aux majors de la publicité, les géants d’internet comme Google mettent gratuitement à notre disposition toutes sortes de contenus. Ce qui veut dire que quand c’est gratuit, le produit, c’est nous autres qui sommes devant nos écrans. L’attention est donc devenue un enjeu commercial, voire politique. En 2004, Patrick Le Lay, alors directeur de Tf1, faisait cet aveu : « Dans une perspective ‘’business’’, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola par exemple à vendre son produit.
Or, pour qu’un message soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-cola c’est du temps de cerveau disponible ». On sait aujourd’hui que cette publicité ubiquitaire et intrusive est devenue scientifique, parce qu’elle fait usage de techniques sophistiquées, élaborées en laboratoire, et sont aujourd’hui plus efficaces en termes de manipulation que celles utilisées par la propagande politique dans les régimes totalitaires. Mais dans les deux cas l’enjeu est le même, il s’agit de déposséder les citoyens de leur capacité à penser de façon critique, et à faire d’eux de simples consommateurs dociles et obéissants. Or, lorsque l’attention est ainsi captée et exploitée selon des logiques industrielles et commerciales, on la détruit. Les difficultés à se concentrer de nos élèves et étudiants et même de plus en plus de certains adultes à se concentrer longuement sur un texte n’est pas un fait du hasard. On voit donc tout de suite les conséquences pour l’école et l’éducation en général. Que nos infrastructures psychiques soient devenues le nouveau terrain de jeu du capitalisme qui les colonise comme il colonisait naguère des terra incognita lointaines est selon moi une nouvelle étape dans le développement du capitalisme qui révèle ainsi sa force de résilience extraordinaire à toujours se déployer dans de nouveaux espaces.
Vous êtes un grand spécialiste Husserl. Comment penser un universel non eurocentré à la lumière des évolutions technologiques disruptives que nous venons d’évoquer ?
Husserl est peut-être au XX° siècle le philosophe le plus eurocentré. Il y a donc un paradoxe à vouloir penser un universel non impérial à partir de sa philosophie. Mais si l’on y regarde de plus près, on verra que ce paradoxe n’est qu’apparent, puisque dans les dernières années de sa vie il a rompu avec l’orientation idéaliste de sa philosophie pour s’orienter vers une conception du sujet et de la rationalité qui l’a rendu très sensible à la diversité des cultures. Pour cela il mobilise un concept, celui de « Lebenswelt » – le monde de la vie – pour montrer qu’au-delà du corps dans laquelle l’esprit s’incarne, c’est dans le sol des cultures et des traditions qu’il trouve de fait son élément. L’interprétation que personnellement je donne de ce moment de sa philosophie, c’est qu’il ouvre ainsi de nouvelles perspectives pour penser l’interculturalité. Je ne pense pas qu’il puisse en être autrement parce que la méthode réductive qu’il met en œuvre pour saisir le sens de la socialité exige que toutes les cultures soient considérées comme équivalentes pour que l’on puisse dégager leur essence, leur « eidos ». A partir de cet instant, l’universel ne peut plus être le bien exclusif d’une culture qui exigerait des autres qu’elles s’alignent sur elle, mais un horizon de sens à découvrir ensemble. L’universel n’est pas donné, il est au contraire ce qui fait défaut et qui exige que nous le construisions ensemble, chacun depuis le lieu culturel d’où il parle. Parce que les cultures ne sont pas des insularités fermées sur elles-mêmes mais sont au contraire toujours ouvertes sur de l’altérité, c’est dans le dialogue qu’elles se dépassent pour ainsi dire et s’élèvent vers l’universel. S’i y a une leçon à retenir de Husserl, c’est que l’individuel, le caractère particulier de la « Lebenswelt » est déjà inscrit dans l’élément de l’universel qu’il colore de nos particularismes.
On entend souvent dire que l’universel est toujours impérial, qu’il est toujours du côté des puissants. C’est oublier que quand les opprimés se soulèvent, c’est toujours au nom d’une certaine idée de la dignité humaine de laquelle ils se sentent exclus. Il s’agit toujours dans ces cas-là de revendiquer une humanité niée, c’est-à-dire un universel. Dans son dernier ouvrage, le philosophe Souleymane Bachir Diagne dit à juste titre que le premier universel c’est l’humanité. Certes, celle-ci n’est pas une donnée naturelle. Ce qui est donné, ce sont des hommes et des femmes concrets ayant des langues, des cultures, des religions et des couleurs de peau différentes. Mais au-delà du donné, il y a ce qui fait défaut et qui est une exigence de la raison. C’est l’humanité, en tant qu’elle est selon Husserl « une transcendance dans l’immanente », c’est-à-dire une présence que chacun perçoit au plus profond de lui, en même temps qu’il nous dépasse tous. Elle peut s’exprimer de différentes manières. Mais je pense que le langage par lequel elle s’exprime le plus clairement c’est celui de la musique. Rejeter l’universel au nom du combat anti-impérialiste c’est enfermer les gens dans des bantoustans culturels. Quand Senghor dit que toute culture a pensé à la dimension de l’universel, de fait il tord le cou à l’hégémonie culturelle de l’Occident.
Entretien réalisé par Seydou KA et Samboudian KAMARA