À leur âge, leur place devrait être à l’école, dans les salles de classe, selon les normes universelles. Mais, faute de moyens financiers ou d’infrastructures scolaires dans leur village, ils s’activent dans le petit commerce, la conduite de calèches, le transport de bagages, ou encore le travail de chaudronnier… Rencontrés au grand marché de légumes de Thiaroye Gare, dans la banlieue dakaroise, ces enfants nous confient les raisons qui les ont conduits hors du système éducatif.
« J’ai 12 ans et je n’ai jamais été à l’école. Je n’ai aucune idée de ce qui s’y passe. Depuis que j’ai arrêté le daara, je suis au marché pour aider ma mère dans son commerce », raconte Nd. Mb., toute souriante. Très à l’aise à côté de son étalage, cette jeune fille gère la table de sa maman, installée à l’arrêt de bus du marché de Thiaroye Gare, en direction de l’autoroute à péage. Habillée d’un t-shirt noir et d’un jean gris, avec un masque sur la bouche et la tête couverte d’un voile noir, elle s’occupe de ses clients, assise sur un grand tabouret qui lui permet d’être à la hauteur de sa marchandise.
Sur son étalage, un mégaphone portatif diffuse sa voix en boucle : « Briquet fouk ak diouroom la, niari briquets faan-weur », « Lipo deux cents le, lipo bo diél deux cents le », « Masque amena. Paquétou masques 1000 francs le. Masque bén diouroom, niari masques fouki deureum, ñienti masques 100 francs. Masque xaalé amena, masque maagu amena », « Mouchoir fouk ak diouroom le, niari mouchoir faan-weer », « Coco gindier amena, coco méw amena ». Ces phrases résument le contenu de l’étalage de la petite Mb, qui vient chaque jour au marché, de 8 h à 17 h. « Ma mère me rejoint dès que je termine de cuisiner », confie-t-elle.
Après quelques minutes d’échanges, sa maman, Awa Niang, nous rejoint avec un récipient d’eau fraîche. Elle vient renforcer le stock d’eau que sa fille a épuisé. Interrogée à son tour sur les raisons qui ont poussé sa fille hors du circuit scolaire, elle raconte : « Je ne me sentais pas bien. J’étais malade ces dernières années, c’est pourquoi Nd. Mb a dû abandonner l’école coranique pour venir m’aider dans le commerce. Elle ne voulait pas aller à l’école. Son rêve a toujours été d’étudier le Coran. C’est pourquoi je ne l’ai pas envoyée à l’école française, contrairement à sa grande sœur qui a obtenu son baccalauréat et suit actuellement une formation diplômante. »
Le fardeau de la survie familiale
Si la petite Mb a la chance d’être aux côtés de sa maman pour mener son activité dans ce secteur dominé par les adultes, c’est tout le contraire pour M.D. Originaire de Louga, ce jeune garçon âgé d’une dizaine d’années à peine, se faufile entre les voitures, les caristes et les grands, pour guetter les femmes qui descendent des bus. « Madame, vous voulez un sac ? Prenez un sac pour vos légumes ! », lance-t-il, avec insistance. Tout en sueur, en cette heure où le soleil est au zénith et tout couvert de poussière, il porte à l’épaule, à l’aide d’une petite barre en fer, des dizaines de sacs de riz de 25 kilogrammes vides, recyclés pour contenir des légumes.
« Je viens de Louga et cela fait deux mois que je suis au marché de Thiaroye en tant que vendeur de sacs. Je n’ai jamais mis les pieds à l’école française. Je suivais des cours de Coran. Parce que dans notre village, il n’y a pas d’école. J’ai dû quitter le daara, car je devais aider mes parents. Je suis le fils aîné. J’ai deux jeunes frères et, grâce à ce que je gagne ici, ma mère subvient à leurs besoins », explique-t-il, d’un air timide. Cependant, Modou avoue qu’il aurait bien aimé être à l’école. « Malheureusement, dans notre village, il n’y a pas d’école. Et aujourd’hui, si j’avais l’aval de mes parents, je serais à l’école française. Mon plus grand rêve maintenant, c’est d’aller travailler à l’étranger, car ici, les temps sont durs », exprime-t-il, le regard perdu.
Comme lui, Abdou pense aussi à l’école de temps en temps. Ce jeune chaudronnier tient déjà sa cantine au marché de Thiaroye, à côté de celle de son oncle. Assis sur un petit banc en acier, il scie les couvercles des marmites pour tailler les parties débordantes. Ayant quitté l’école coranique très tôt, ce jeune de moins de 15 ans fut apprenti tailleur avant de se convertir en chaudronnier sous l’aile de son oncle maternel. « J’ai été à Touba et à Ndiaye Gueye, un village environnant de Touba, pour suivre l’enseignement religieux. Je n’ai jamais été à l’école. Dans ma famille, tous mes frères et sœurs ont étudié à l’école coranique. Comme tout enfant de mon âge, parfois, je rêve d’être à l’école. Mais, là, je préfère travailler pour aider mes parents plutôt qu’être à l’école. Même si, je reconnais qu’il est important d’être instruit », dit Abdou, les yeux baissés, tout en poursuivant son activité.
Un secteur parfois cruel
Dans un milieu dominé par les adultes, ces enfants soulignent que ces derniers ne sont pas toujours tendres avec eux. « Ce n’est pas évident, à mon âge, d’être dans ce milieu, mais je fais avec. Parfois, je rencontre des clients adultes qui sont très compliqués. Ils me disent parfois des choses désagréables. Mais, je ne leur réponds pas. Je me tais et me concentre sur mon activité », rapporte la petite Nd. Mb d’un air désespéré. Si elle sait comment se comporter dans ce lieu de négoce où elle fait face à toute sorte de personnes, c’est parce qu’elle suit les conseils de sa maman. « Cela fait des années qu’elle m’aide dans le business. Je la sensibilise aussi par rapport aux risques de notre activité, surtout dans la zone où nous sommes. Heureusement, je ne la laisse pas aller trop loin. Elle reste juste dans les parages et devant mon étalage pour que je puisse avoir un œil sur elle. Je veille sur elle et elle ne traverse même pas la route pour aller vendre », raconte sa maman.
Le marché est également compliqué pour Mouhamed, qui a quitté l’école en 2017, en classe de CM1 (Cours moyen 1), à cause des « mauvaises notes » qu’il obtenait, pour devenir transporteur de bagages. « Le marché n’est pas facile pour nous les enfants. Parfois, on s’en sort bien, parfois c’est compliqué. Il peut arriver qu’on rentre le soir avec 500, 1000 ou 2000 francs CFA. Tout ce que je gagne, je le donne à mes parents. Mais, nous rencontrons beaucoup de difficultés », avoue-t-il d’un ton sec. À la question de savoir quelles sont les difficultés qu’ils rencontrent au quotidien dans leur travail, Mouhamed se tait un long moment. Sa mine change aussitôt, et ses yeux deviennent rouges. Il fixe son regard comme pour dénoncer quelque chose, mais aucun mot ne sortira de sa bouche. Au bout de quelques minutes, malgré notre insistance, il reste silencieux et, d’un regard fuyant, il lance : « Je retourne travailler », avant de s’éclipser dans la masse de vendeurs et d’acheteurs qui inondent les lieux en cette heure de la journée.
Mariama DIEME