Les problématiques postcoloniales et la question de l’identité dans un monde globalisé, comme la croissance, ne se mangent pas. Mais elles sont constitutives d’une plateforme idéologique, elles servent à fixer une appartenance. Ousmane Sonko a fait de « la souveraineté » le nouveau paradigme de l’exécutif, après avoir inscrit le « projet » du Pastef dans une dynamique de « rupture » avec les ordres ayant prévalu jusqu’ici au Sénégal.
Et depuis l’élection du président Bassirou Diomaye Faye en mars dernier, cette dynamique ne faiblit pas. Mieux, elle s’est précisée à la faveur de la déclaration de politique générale de vendredi, une feuille de route qui confirme l’ancrage des nouvelles autorités dans la vision d’un « Sénégal Souverain », avec l’exigence de défendre en tout premier lieu les intérêts du pays et « de ne plus jamais nous laisser dicter notre conduite dans la gestion des affaires publiques et la défense du citoyen sénégalais », comme l’a signifié le Premier ministre. Cette représentation part du constat d’un Sénégal d’aujourd’hui comme « un modèle en panne, dans une Afrique sacrifiée » ; elle pointe ensuite une série de « régressions » illustrant « un modèle de développement arrêté », « un modèle social en crise aiguë » et « un modèle démocratique fortement fragilisé », qui a su cependant rester debout. La conception autocentrée de nos politiques, par nous-mêmes et pour nous-mêmes en priorité, reste donc le fil conducteur du gouvernement, ce que le Premier ministre présente comme « une doctrine et des principes de rupture systémique, pour les vingt-cinq prochaines années ».
Cette posture contre la dépendance et pour la déconnexion, théorisée par l’économiste Samir Amin (1931-2018), fait écho au discours porté des années auparavant par l’ancien président du Conseil, Mamadou Dia (1910- 2009), l’une des personnalités citées comme référence par Ousmane Sonko devant les députés, avec l’ancien Premier ministre de Singapour, Lee Kuan Yew (1923- 2015). Il n’y a donc rien de nouveau dans l’intention. Sauf que ce changement de paradigme pour nous développer « par nous-mêmes » n’a jamais bénéficié d’un tel alignement de planètes dans notre histoire politique : légitimité populaire, cohérence institutionnelle et volonté politique.
Mais si le pari est de réussir là où tant d’ambitions similaires ont échoué en Afrique subsaharienne, par la conjonction d’influences extérieures, de mauvaise gouvernance et de choix économiques hasardeux, il va sans dire que les termes du débat restent les mêmes au plan économique. Certes, les Brics développent une alternative à la « dollarisation » de l’économie mondiale, mais les pays continuent à se différencier par leur place dans le commerce mondial. Que vendons-nous ? Le Premier ministre l’a souligné : principalement, que des matières premières. Or, l’argent nécessaire au financement de nos politiques de développement se trouve, en dehors des acteurs multilatéraux, essentiellement entre les mains d’épargnants, de fonds de pension et de fonds souverains qui se basent sur les réputations et le degré d’ouverture des pays pour indexer leurs investissements. Avec l’espoir de gains au bout. C’est la règle, aucun pays n’y échappe. C’est sans doute la raison pour laquelle le Premier ministre ne s’est pas contenté de déclarations d’intentions, mais il a ouvert la piste de la mobilisation de l’épargne nationale.
Ousmane Sonko semble dire que la cohérence commande d’ajuster ce désir d’émancipation économique à un préalable, à savoir l’engagement des Sénégalais dans la prise en charge de leur destin. Mais comment des habitants d’un pays classé au 168e rang de l’indice de développement humain parmi 189 pays et territoires peuvent-ils mobiliser une épargne a priori fragile ? Ousmane Sonko appelle pour cela à des « ruptures ». Dans cet élan souverainiste affirmé, le Sénégal s’engage donc sur une voie pavée de défis, entre ambitions locales et réalités globales. Si les principes semblent clairs et la volonté politique affichée, le véritable test résidera dans la capacité à traduire ces ruptures en actes concrets et durables.