Le dialogue politique, initié par le chef de l’État, trouve l’un de ses plus ardents défenseurs en la personne du président du think tank Afrikajom center. Pour Alioune Tine, cette initiative peut devenir un levier puissant de refondation démocratique, à condition d’être « inclusive, sincère et bien encadrée ». Face aux tensions, à « la guerre de l’information » et aux fractures sociales, il plaide pour « une parole apaisée et un sursaut collectif ».
Dans le contexte actuel, en quoi l’initiative d’un nouveau cycle de dialogue est-elle opportune ?
Je suis, par principe, un inconditionnel partisan du dialogue périodique entre les principaux acteurs de la société parce que la discussion est le mécanisme traditionnel de régulation démocratique de nos sociétés africaines. C’est une valeur essentielle à promouvoir et à préserver. D’ailleurs, Afrikajom center s’apprête à organiser une confrontation entre les universitaires et les communicateurs traditionnels pour voir dans quelle mesure nos valeurs les plus positives pourraient permettre d’enrichir nos institutions démocratiques. Quand le dialogue est sincère avec les acteurs appropriés, des acteurs compétents, autorisés, légitimes et de bonne foi, vous créez les conditions de production de consensus forts sur des questions stratégiques d’ordre national, dans la sérénité.
Ce dialogue est opportun pour plusieurs raisons. Nous traversons, aujourd’hui, un moment de basculement national, avec d’importantes et complexes mutations politiques, sociétales, générationnelles, avec une alternance démocratique exceptionnelle, hors norme, quasi miraculeuse, accouchée au forceps, avec la fable de la prison au palais, qui est la narration du président Bassirou Diomaye Faye et du Premier ministre Ousmane Sonko qui ont conquis le pouvoir 10 jours après leur incarcération. Un héritage lourd, complexe sur le plan politique, institutionnel, démocratique et de la gouvernance économique. Nous sommes aussi dans un contexte de recomposition politique et de conflit de générations.
Ce dialogue intervient également dans un contexte de basculement économique, démocratique, géopolitique et technologique avec la montée du populisme, la révolution numérique digitale renforcée par l’Intelligence artificielle (Ia), avec la dépendance numérique totale, mais aussi le contexte de faille systémique intervenue à la Cedeao avec la séparation de trois pays (Mali, Niger, Burkina Faso) qui ont créé l’Aes. Mais surtout, de détricotage disruptif et brutal du multilatéralisme. Un contexte global et général de vulnérabilité politique et sécuritaire.
Comment gérer les ruptures et transcender les périls que vous venez d’évoquer ?
C’est le contexte idéal pour tous d’une appropriation collective de la définition, de la vision, de la démarche, des thèmes et des objets clés ainsi que de l’agenda du changement systémique ou de la refondation politique, institutionnelle et sociétale du Sénégal ; diagnostiquer et trouver collectivement les remèdes appropriés sur les institutions politiques et judiciaires sur la démocratie, les élections, les organes de régulation, sur le vivre ensemble et sur l’unité nationale ; tirer les leçons des violences politiques, symboliques et sociales électorales, des alternances qui se font dans la violence, la polarisation et la radicalisation du champ politique marquée par la brutalité et la haine. Une partie de l’opposition parlementaire doute de la pertinence de ce dialogue, arguant des postures du président de l’Assemblée nationale et du Premier ministre qui seraient trop offensifs à leur endroit.
Quels arguments faire prévaloir pour favoriser l’inclusion ?
Le président de la République, le Premier ministre et le président de l’Assemblée nationale doivent rassurer l’opposition sur la crédibilité du dialogue par la mise en place d’un mécanisme consensuel. L’opposition du Sénégal, de son côté, doit absolument participer, débattre et défendre ses positions.
C’est en participant à cette expérience qu’elle pourra donner un avis a posteriori. Ce dialogue intervient dans une situation historique de crise généralisée de la démocratie qui est malade partout dans le monde avec la montée du populisme, de la xénophobie et des idéologies de la haine qui polluent sur les réseaux sociaux avec l’absence totale de régulation en Afrique.
Le Dialogue national n’est pas seulement une opportunité pour le Sénégal, mais pour tout le continent africain. Si tout le monde y participe, et s’il arrive à des résultats concrets et salutaires pour la démocratie et la société sénégalaise, il pourrait jouer le même rôle de catalyseur que la Conférence nationale du Bénin a joué pour la dissémination des transitions démocratiques en Afrique.
Le Sénégal dispose de personnes-ressources et de compétences qui sont dans la réflexion permanente sur ces sujets depuis des années. D’ailleurs, à y regarder de près, la transformation systémique, préconisée par le président de la République, est bien en marche avec les thèmes récurrents portant sur la refondation des institutions et de la société et abondent dans les débats publics. Il est temps de leur offrir un cadre institutionnel crédible, d’aménager, de façon formelle, son organisation, ses acteurs et son format.
Depuis quelque temps, vous soulignez des malentendus, déplorez la montée de la surenchère verbale et vous dites aussi avoir peur d’un emballement. Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Quand le président Diomaye et le Premier ministre Ousmane Sonko sont sortis de prison et ont rencontré le président Macky Sall, cela a été vécu par les Sénégalais et les Africains comme un moment de bonheur et la démonstration d’une exceptionnelle capacité de résilience démocratique. Mais, leurs relations semblent gravement se dégradées au regard des passes d’armes auxquelles nous assistons de façon récurrente, aggravées par une guerre de l’information où tous les coups sont permis avec la manifestation de signes et de marques de haine contre Sonko et contre Macky.
On assiste à une montée des tensions verbales, de la surenchère et des menaces d’emballement du champ politique avec les propositions de traduire le président Macky Sall devant la Haute cour de justice et de dissoudre l’Apr. Il faut s’attendre, dans les moments qui vont suivre, une mobilisation de l’opposition avec une nouvelle montée de l’adrénaline.
Personne n’y a intérêt au regard des difficultés économiques et sociales, mais également de la menace de précarisation généralisée. On a besoin de sérénité, de stabilité pour réimaginer un Sénégal souverain, prospère et d’une robuste stabilité. Ce serait bien que Diomaye, Sonko et Macky se reconnectent et se parlent pour régler leurs contentieux dans le calme, la sagesse et la responsabilité. Un autre sujet sur lequel vous revenez régulièrement est ce que vous appelez la guerre de l’information dans l’espace public sénégalais.
Comment décririez-vous cette « guerre » et quels sont les outils pour atténuer ses effets à défaut d’y mettre fin ?
La guerre de l’information entre le pouvoir et l’opposition est une guerre sans merci, avec des armes non conventionnelles, notamment sur les réseaux sociaux qui se manifestent par leur caractère polymorphe, hybride et viral. Ceci explique qu’avec les nouvelles technologies numériques, digitales et l’Ia, les rumeurs, les fake news, les infox acquièrent rapidement un caractère massif et industriel.
À cela, s’ajoutent le dénivellement, la déhiérarchisation des opinions et le dérèglement cognitif : c’est un espace public où toutes les opinions se valent -celle du savant comme celle de l’homme de la rue- sans compter la marchandisation des opinions avec le phénomène des likes. Quand on examine le débat public dans les médias et sur les réseaux sociaux, force est de reconnaître une fixation sur le passé, une obsession sur le rétroviseur avec deux thèmes majeurs qui ont marqué les évènements de 2021 à 2024 : l’affaire « Sweet Beauté » et la résistance de Pastef face à la tentative de liquidation d’Ousmane Sonko à la présidentielle et tous les effets pervers qui ont été produits et qui sont exploités, parfois avec malveillance, par les deux camps en conflit ouvert.
Afrikajom center se déploie aussi dans la sous-région et en Afrique. Comment appréciez-vous le climat géopolitique dans la sous-région ?
Ce qu’il faut noter, c’est l’ingérence des puissances impériales, le jeu d’influence sans merci et la guerre informationnelle entre la Russie, la Chine et les pays occidentaux qui ont une fonction déstabilisatrice pour notre institution régionale : la Cedeao. L’absence d’une vision géopolitique et d’une géostratégie endogène place d’emblée la sous-région dans une situation de dépendance et de vulnérabilité sécuritaire. Il est impératif pour la Cedeao, qui a 50 ans maintenant, de bâtir, de renforcer son unité, de changer ou de périr.
C’est le thème de la conférence régionale que nous avons choisi pour examiner les forces, les faiblesses et les opportunités qui s’offrent à la Cedeao pour rebondir et manifester sa capacité de résilience face à une crise complexe et multiforme de la démocratie, du multilatéralisme, dans un contexte de basculement technologique et économique inédit.
Propos recueillis par Samboudian KAMARA