C’était le lieu de nos escapades juvéniles. Là où nous convergions lorsque les héros du ciel se déployaient avant de toucher terre sous les vivats de « kouy sen baay, Dina ! ». Dina, c’était le capitaine Adama Ndiaye, à l’époque le parachutiste le plus célèbre que nous rêvions tous d’être un jour. C’était aussi le lieu d’expression des rivalités footballistiques entre quartiers voisins quand les Navétanes, dans cette partie de la banlieue dakaroise, se jouaient encore sur terrain vague. Mais nous étions très jeunes pour nous douter que dans ce camp Thiaroye, s’est écrite à l’encre de sang l’une des pages les plus sombres de l’empire colonial français. Certes, il y avait des indices qui auraient pu nous mettre la puce à l’oreille: les écoles Martyr A, B et C dont les appellations sonnaient comme une lutte contre l’oubli au moment où la France faisait tout pour que la tragédie de Thiaroye soit ensevelie dans les méandres de l’histoire ; le groupe de rap Bmg44 dont les lyrics engagés et le nom s’inscrivent dans cette même dynamique de maintenir vivace ce douloureux événement. Depuis, le camp de Thiaroye s’est rétréci comme peau de chagrin sous la poussée démographique (hôpital, lycée, écoles, marchés, habitations…), mais la scène du crime, elle, reste bien préservée. Si, aujourd’hui, elle survit dans un environnement bruyant, c’est pourtant dans le silence assourdissant de l’isolement, loin des regards, alors que Pikine n’était même pas encore créée, que Thiaroye Gare et Thiaroye-sur-Mer étaient à peine habités, que l’armée coloniale française avait retourné l’arme contre ceux qui avaient contribué à libérer la France du joug allemand. Comme le dit si bien le Pr Ibrahima Thioub, « On ne peut pas faire plus en termes d’ingratitude ». Faut-il le rappeler, les Tirailleurs furent indispensables pour la France aussi bien lors de la GrGuerre que lors de la Deuxième Guerre mondiale. De 1940 à 1945, ils ont étéde tous les combats, depuis la campagne de France jusqu’à la libération de la Provence ; servant dans l’infanterie, donc au cœur des combats à pieds, dans la mêlée. « Et pourtant, le tirailleur sénégalais se trouve rabaissé à sa condition de colonisé, systématiquement placé dans un rapport de soumission », pour reprendre Anthony Guyon, auteur du livre « Les Tirailleurs sénégalais ». Au lieu de les porter au pinacle du mérite, ils sont ravalés à un rôle de figurant, faisant peser sur eux le poids d’une iconographie dégradante incarnée par « Y a bon banania » ; s’ils ne sont vus comme le Noir baragouinant un français que Amadou Hampathé Bâ appelle « Forofifon naspa ». Des clichés pour mieux minorer leur rôle crucial dans la délivrance de la France. À regarder de plus près, ce manque de considération pour le Tirailleur sénégalais est la conséquence de ce qui s’est passé à Thiaroye le 1erdécembre 1944. Ce qui laisse valablement penser que ce massacre était prémédité. Les signaux de la future trahison avaient commencé à clignoter alors même qu’ils n’avaient pas encore embarqué pour Dakar pour être démobilisés. L’ingratitude et la trahison actées, commence alors la réécriture de l’histoire astiquée de toutes les scories qui pourraient davantage ternir l’image peu reluisante de la France coloniale ; comme un assassin nettoie le lieu du crime. Si bien qu’aujourd’hui, il est difficile de se faire une idée précise du nombre de victimes et d’identifier les tombes ou plutôt les fosses collectives où ils ont été inhumés. Pour toutes ces raisons, la commémoration de cette tragédie a tout son sens, contrairement à ceux qui pensent que cela ne change rien à notre quotidien. C’est mal juger la portée du récit mémoriel. Tous les pays tentent d’écrire l’histoire dans un sens voulu. En cela, la mise en récit des faits historiques n’est jamais neutre dans le cadre de la constitution d’une mémoire collective. Il ne s’agit pas de s’attarder sur le passé, mais de s’en inspirer pour mieux comprendre les dynamiques actuelles. On ne peut continuer à accepter le massacre de Thiaroye sous le prisme du bourreau, de lire l’histoire écrite par les vainqueurs et de s’en contenter. L’histoire a été falsifiée, cachée et mise sous une chape de plomb. Il faut la dévoiler, la rétablir afin de s’acquitter de la dette morale vis-à-vis des Tirailleurs et de leurs familles, comme l’a martelé le président de la République, Bassirou Diomaye Faye.
Par El Hadji Ibrahima THIAM