Malgré les engagements pris lors des dernières Cop, l’Afrique reste sous-financée face aux défis climatiques. Dans cet entretien, Nathalie Delapalme, directrice exécutive de la Fondation Mo Ibrahim, qui a récemment sorti un rapport sur la Cop16 à Rome et la place de l’Afrique dans le financement des défis climatiques, déplore le déficit chronique de financement, le blocage des négociations sur l’adaptation et le manque de mécanismes de gouvernance transparents pour assurer un accès équitable aux fonds climatiques.
Les pays développés se sont engagés à mobiliser 200 milliards de dollars par an, d’ici à 2030, pour la biodiversité. Concrètement, quelle est la part de ce financement destiné à l’Afrique et comment s’assurer qu’elle soit effectivement débloquée ?
Cet engagement est une bonne nouvelle, car comme vous le savez, la Cop16, programmée à Cali (Colombie), en novembre 2024, sur la mise en œuvre des Protocoles de Carthagène (2003) et Nagoya (2014) sur la biodiversité, avait initialement tourné court et les parties avaient quitté la négociation sans accord. La reprise de la Cop16 à Rome, les 25-28 février derniers, a permis de parvenir à un accord essentiel de toutes les parties sur la mobilisation de 200 milliards de dollars par an, d’ici à 2030, pour protéger la biodiversité et atteindre les objectifs fixés, en 2022, par la Convention de Kunmig-Montreal. L’accord de Rome porte notamment sur le montant des ressources à mobiliser, mais aussi sur la mise en place d’un mécanisme financier approprié d’ici à 2030. Et ce qui est essentiel, sur un cadre de suivi de la mise en œuvre des engagements pris.
C’est essentiel, car lorsque les engagements pris au plus haut niveau, comme c’est trop souvent le cas, ne sont pas ou peu mis en œuvre, cela nourrit les frustrations et la défiance croissante à l’égard d’un système multilatéral qui ne répond plus aux besoins. Comme vous le soulignez, il sera essentiel que le continent africain, qui abrite, aujourd’hui, environ 25 % des espèces végétales et animales de la planète -ce qui en fait l’un des continents les plus riches en biodiversité de la planète, et donc, un acteur de premier rang de cet enjeu- prenne toute sa part dans les décisions à venir sur la mise en place de ces mécanismes et sur le suivi attentif et régulier des engagements pris. Le rapport souligne que l’Afrique a besoin de 1,6 à 1,9 billion de dollars d’ici à 2030, alors que l’engagement des pays riches pour ceux en développement ne dépasse pas 300 milliards de dollars par an d’ici à 2035.
Comment combler ce gap de financement et quelles alternatives le continent peut-il envisager ?
Au-delà du financement des seules actions en faveur de la biodiversité, les besoins liés à la prise en compte du bouleversement climatique et de son impact sont considérables. Les chiffres évoqués varient beaucoup selon les sources, mais tous concluent, de façon unanime, a des montants conséquents, très au-delà des ressources actuellement disponibles. La seule mise en œuvre des Ndc (Contributions déterminées au niveau national) des pays africains pour la mise en œuvre de l’Accord de Paris est évaluée entre 1,6 et 1,9 milliard de dollars d’ici à 2030.
Et ce chiffre est probablement très en deçà de la réalité, car il prend essentiellement en compte les contraintes de mitigation et très insuffisamment les besoins d’adaptation au changement climatique, lesquels sont, en réalité, la priorité du continent africain.
Chacun sait que l’Afrique est, de loin, le continent le moins responsable du bouleversement climatique et en même temps le plus vulnérable à son impact. Et parler de «transition énergétique» pour un continent dont près de la moitié de la population n’a toujours pas accès à l’énergie, sans laquelle il n’y a pas de développement, est pour le moins biaisé. Or, en l’état actuel, les engagements financiers des pays déjà développés demeurent très en deçà de tous les chiffres évoqués et les évolutions politiques actuelles chez les bailleurs historiques, en particulier les États-Unis, mais aussi en Europe, ne vont, à l’évidence, pas dans le bon sens.
Qu’il s’agisse de financer l’adaptation du continent africain au changement climatique ou plus généralement son développement, le moment est venu de cesser de compter uniquement sur l’aide publique au développement des pays du Cad (Comité d’aide au développement) ou les institutions de Bretton Woods. Il est essentiel de diversifier les ressources. Qu’il s’agisse du secteur privé, à condition de mettre l’accent sur son intérêt à investir, plutôt que son devoir et de lui garantir un cadre conforme à ses attentes et à son mode de fonctionnement. Mais, qu’il s’agisse surtout de la mise à profit, à bon escient, des ressources propres du continent africain : assèchement des fuites de capitaux ; renforcement des systèmes fiscaux domestiques ; allocation des fonds de pension et des fonds souverains africains ; investissement des envois de fonds des expatriés et surtout monétisation du considérable potentiel vert du continent (minerais critiques, énergies renouvelables, puits carbone, biodiversité…). Tous ces sujets et les pistes à explorer seront l’objet précisément du prochain Ibrahim Governance Weekend qui se tiendra à Marrakech du 1 au 3 juin prochains.
Les négociations autour de l’Objectif mondial d’adaptation (article 7 de l’Accord de Paris) ont avancé à la Cop28, mais semblent désormais bloquées.
Quels sont les principaux obstacles et comment l’Afrique peut-elle peser davantage dans ces discussions ?
Les principaux obstacles à la finalisation de l’Objectif global d’adaptation (Oga) au titre de l’article 7 de l’Accord de Paris sont les suivants : l’absence de consensus sur la manière de mesurer les progrès en matière d’adaptation (il n’y a eu qu’un accord sur la limitation des indicateurs à 100, mais rien sur les spécificités de ces indicateurs) ; un important déficit de financement des projets d’adaptation dans les pays en développement, en particulier en Afrique ; des désaccords sur la question de savoir qui devrait assumer la responsabilité financière des mesures d’adaptation. Le programme de travail de deux ans de Dubai-Belem, qui s’étend de la Cop28 (Eau) de décembre 2023 à la Cop30, prévue du 10 au 21 novembre 2025 au Brésil, est censé finaliser ce cadre et répondre aux questions concernant les indicateurs et les mesures.
À cet égard, la capacité à présenter un front uni et une position commune africaine, à l’instar de celle qui a été articulée à l’issue du premier Sommet africain sur le climat, tenu sous l’égide du président kenyan Ruto, à Nairobi, en septembre 2023, peut évidemment jouer un rôle essentiel. De même que rappeler le déséquilibre majeur en défaveur du continent le moins responsable du changement climatique et le plus vulnérable à ses effets. Au-delà, il faut démontrer aussi l’intérêt de conjuguer politiques et financement de l’adaptation climatique et des objectifs de développement, comme, par exemple, le financement de la construction de villes et d’infrastructures adaptées au changement climatique, à la fois à bas impact carbone et résistantes aux risques climatiques. D’une certaine façon, sortir de la seule logique humanitaire pour inclure une logique de développement.
Propos recueillis par Daouda DIOUF
