Au Sénégal, les dernières estimations font état d’environ 200 cas de fistules pour 100.000 naissances. Un chiffre que le Dr Issa Labou, chirurgien-urologue à l’hôpital général Idrissa Pouye, estime « un peu biaisé », eu égard aux nombreux efforts consentis. Ces efforts ont permis, entre autres, l’intégration des opérations de réparation des fistules dans le programme des hôpitaux, ainsi que la formation du personnel de santé pour une prise en charge de proximité. Mais les défis demeurent, selon le spécialiste qui dresse le bilan du traitement de la fistule.
Le Sénégal mène depuis plusieurs années des opérations de réparation de la fistule obstétricale. Pouvez-vous dresser le bilan des différentes missions engagées pour restaurer la dignité des femmes victimes de cette affection ?
Si ma mémoire est bonne, c’est depuis 2007 que le service d’urologie de l’hôpital général Idrissa Pouye – qui était à l’époque l’hôpital général de Grand-Yoff (ex-Cto) – a pris le relais pour la prise en charge des fistules obstétricales, en collaboration avec l’Unfpa (Fonds des Nations unies pour la population) et le ministère de la Santé et de l’Action sociale. Le programme visait d’abord à mener des campagnes de sensibilisation pour faire sortir les femmes atteintes de fistules, souvent cachées à l’intérieur des maisons, parce qu’elles ignoraient que le traitement existait ou qu’elles pouvaient y accéder. Il y avait également une autre sensibilisation axée sur la prévention, car, comme on le disait à l’époque : guérir les fistules est une chose, mais ne plus en avoir est encore mieux. Ainsi, nous menions la sensibilisation pour que les femmes puissent sortir et se faire traiter, mais aussi le plaidoyer pour que d’autres fistules ne se forment pas. Cette campagne était accompagnée de camps de réparation chirurgicale que nous avons organisés dans plusieurs sites à l’intérieur du pays. C’est l’Unfpa qui prenait tout en charge : les femmes étaient traitées gratuitement. Je n’ai pas en tête le bilan exhaustif, mais nous avons opéré des milliers de femmes à travers le pays, avec l’équipe de l’hôpital général de Grand-Yoff et la chaire de gynécologie-obstétrique de l’hôpital Le Dantec, dirigée à l’époque par le professeur Jean-Charles Moreau. La campagne a continué jusqu’au retrait de l’Unfpa, qui finançait le ministère de la Santé chargé d’organiser les campagnes. Aujourd’hui, le programme de réparation des fistules est géré par la Direction de la santé de la mère et de l’enfant (Dsme), qui a pris le relais pour le compte du ministère de la Santé. Puisque c’était une équipe mobile, nous avons insisté sur la formation du personnel. Aujourd’hui, dans les sites où nous opérions, beaucoup d’équipes sont capables de réparer les fistules. Ainsi, les campagnes sont devenues rares, car le traitement de la fistule obstétricale est désormais intégré dans la routine des hôpitaux comme à Ziguinchor, dans certaines régions, et peut-être bientôt à Touba, afin que les femmes soient traitées sur place. Les opérations sont réalisées et, au bout de deux ou trois mois, les facturations sont envoyées au ministère de la Santé qui règle les paiements. Aujourd’hui, le Centre genre de la Cedeao participe également au financement de la prise en charge. Récemment, une réunion en Côte d’Ivoire, à laquelle le ministère de la Famille a participé, a permis d’organiser une ou deux campagnes financées par la Cedeao à l’hôpital général Idrissa Pouye (Hogip), où nous avons opéré au moins une cinquantaine de femmes.
Quelle est aujourd’hui la prévalence de la fistule au Sénégal ?
Aucune étude exhaustive n’a été réalisée au Sénégal. Nous plaidons depuis plusieurs années pour qu’au moins une étude sérieuse soit menée afin de disposer de données fiables. Pour l’instant, nous n’avons que des estimations : les dernières évoquent environ 200 cas pour 100.000 naissances. Mais ces chiffres sont approximatifs, car ils se basent sur les données des hôpitaux. Je pense que cette estimation est biaisée, car beaucoup d’efforts ont été faits : il y a aujourd’hui des sages-femmes presque partout, des gynécologues dans tous les hôpitaux régionaux. Les fistules obstétricales deviennent de plus en plus rares. Sur le terrain, les cas que nous rencontrons diminuent. Cependant, les fistules existent toujours, surtout celles qui surviennent à la suite d’une chirurgie, d’une césarienne compliquée ou de certaines hystérectomies (ablation chirurgicale de l’utérus) compliquées. Ce sont ces fistules iatrogènes – c’est-à-dire provoquées par un acte médical – qui deviennent plus fréquentes que les fistules obstétricales.
Toutes les opérations de réparation de la fistule sont-elles couronnées de succès ?
La réussite de l’opération dépend d’abord du type de fistule : certaines sont simples, d’autres complexes. L’expérience du chirurgien est également déterminante. Un chirurgien ayant pratiqué de nombreuses cures de fistules aura plus d’expérience. Parfois, il faut une, deux, voire trois opérations. Mais aujourd’hui, avec la prévalence des fistules iatrogènes, le traitement est devenu plus facile. La dernière étude menée dans notre service d’urologie indiquait un taux de réussite d’environ 86 % sur les cures de fistules. C’est un taux très satisfaisant, mais certains cas nécessitent encore deux ou trois interventions. Tout dépend du chirurgien, de l’état de la patiente et du type de fistule.
Que faire lorsqu’une opération échoue ? Quel est l’ultime recours pour ces femmes ?
Plusieurs opérations ne signifient pas forcément échec. On peut parfois réaliser trois ou quatre interventions avant que la fistule ne se ferme. Mais il existe malheureusement des fistules incurables, en raison de dégâts trop importants, de pertes de substance, qui rendent la réparation impossible. Dans les cas où les femmes acceptent, nous pratiquons des dérivations urinaires : les urines sont évacuées par une voie différente de la voie naturelle. Avec un appareillage adapté, elles peuvent maîtriser l’écoulement urinaire et ainsi préserver leur dignité.
Le poids de la stigmatisation a-t-il diminué dans les zones les plus touchées du pays ?
Je ne peux répondre avec certitude, mais c’est un aspect fondamental que nous avons observé auprès des femmes. Avant les campagnes de sensibilisation, la fistule était perçue comme autre chose qu’un problème médical. Cela a beaucoup diminué, même si cela n’a pas totalement disparu. Les gens savent aujourd’hui que cela se soigne, et ce regard différent a beaucoup aidé. Mais les situations restent parfois difficiles. Je me souviens d’une femme qui avait entendu parler d’une campagne à la radio. Personne ne voulait la transporter jusqu’à Dakar. Elle a dû faire le voyage dans un camion rempli de moutons, à l’approche de la Tabaski. C’est ainsi qu’elle est arrivée à l’hôpital. La stigmatisation était forte partout en Afrique, mais le regard évolue.
Les fistuleuses bénéficient-elles d’un accompagnement psychologique ?
Oui, la prise en charge psychologique fait partie du traitement. Partout où nous sommes allés, nous avons travaillé avec les travailleurs sociaux et assistants sociaux qui accompagnaient les femmes, aussi bien pendant les campagnes de sensibilisation que durant et après le traitement. Le ministère de la Famille et de l’Enfance a été impliqué à travers ses structures décentralisées, ce qui a beaucoup aidé dans cet accompagnement.
Qu’en est-il des programmes de réinsertion socio-économique des femmes guéries ?
Nous avions un programme de réinsertion sociale en collaboration avec les ministères de la Santé et de la Famille. À l’époque, un centre avait été aménagé, aujourd’hui devenu le Centre Guindi, géré par le ministère de la Famille. Il était destiné à accueillir les femmes fistuleuses avant leur intervention, jusqu’à leur guérison complète. Ensuite, elles recevaient une formation pour leur réinsertion sociale, entièrement financée par l’Unfpa. Nous avons eu une première cohorte qui a été formée et financée pour entreprendre des activités génératrices de revenus. Mais à ma connaissance, depuis cette première cohorte formée au Cedaf de Sangalkam (Rufisque), je n’ai plus entendu parler de programmes similaires pour d’autres femmes.
Quels sont les principaux défis liés à la prise en charge de la fistule au Sénégal ?
Le défi majeur, c’est la prévention. Comme le disait mon maître français, si dans dix ou quinze ans on continue de parler de fistules, c’est que nous aurons échoué. La vraie mission, c’est la prévention, aussi bien primaire que structurelle. Au niveau des communautés, il faut un changement de comportement. Au niveau étatique, il faut décentraliser et démocratiser l’accès aux structures de santé, s’assurer que le personnel est qualifié et que les équipements sont disponibles pour gérer toutes les complications. Il faut aussi aller chercher les femmes qui, dans les zones reculées, se cachent encore parce qu’elles pensent que la fistule est un problème mystique. Enfin, la réinsertion sociale est indispensable : ces femmes, stigmatisées et isolées, disparaissent du tissu familial. Une fois guéries, elles doivent impérativement être réinsérées.
Entretien réalisé par Maïmouna GUEYE