La socio-anthropologue Rose André Faye alerte sur les limites du système actuel de prise en charge des usagers de drogues. Selon elle, la consommation de substances nouvelles comme le lean, le kush ou l’ecstasy traverse toutes les couches de la société sénégalaise. Partant, elle déplore le manque de moyens pour la prise en charge des personnes victimes d’addiction et plaide pour un investissement conséquent dans la recherche sociale.
Chercheure au Centre de prise en charge intégrée des addictions de Dakar (Cepiad), la Dr Rose André Faye réfute l’idée selon laquelle seules les franges marginalisées seraient concernées par l’addiction aux drogues. Selon elle, certaines populations développent une dépendance à des médicaments comme le tramadol, parfois après une simple prescription dans un contexte de forte douleur. « Avant, on parlait surtout des jeunes des quartiers populaires ou des cités. Mais aujourd’hui, on observe une diversité croissante : orpailleurs, antiquaires, cultivateurs… Ce sont des personnes qui cherchent à soulager la fatigue ou la douleur », explique-t-elle.
Selon elle, si les recherches restent rares, le projet Codisocs (Consommateurs de drogues et dynamique sociale au Sénégal), développé depuis 2018 au Centre de recherche et de formation à la prise en charge clinique de Fann, a permis de documenter l’évolution des pratiques. « Avant, c’était l’héroïne ou la cocaïne. Aujourd’hui, ces drogues laissent place au kush, à l’ecstasy et au lean, un mélange de codéine et de boissons sucrées ou énergisantes. Ces substances sont de plus en plus accessibles et prisées », avertit-elle.
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Rose André Faye insiste également sur le fait que les femmes sont aussi touchées. « Des travailleuses du sexe, des jeunes femmes issues du monde de la nuit consomment de l’ecstasy ou du crack. Elles y ont recours pour tenir le coup dans des conditions difficiles, mais les effets sont dévastateurs », assure-t-elle.
Des profils d’usagers en mutation Cependant, la Dr Faye regrette que la plupart d’entre elles ne consultent pas, par crainte d’être stigmatisées. « Il y a un enchevêtrement du statut légal de l’usager de drogue et du statut social, ce qui fait que certains usagers refusent de se soigner, notamment les femmes qui ont très peur d’être stigmatisées, qui restent dans la confidentialité et qui ne viennent pas vers les équipes soignantes », analyse-t-elle.
Ainsi, pour faire face à ce fléau, elle appelle à réduire les risques sanitaires au lieu de se focaliser sur la répression, car, dit-elle : «Les recherches à travers le monde ont démontré que la guerre contre la drogue a échoué. La répression cause la stigmatisation et la marginalisation des usagers. Ce qui compte aujourd’hui, c’est d’arriver à amoindrir les conséquences sanitaires et sociales de l’usage de drogues en privilégiant une politique basée sur la santé et les droits humains », insiste-t-elle.
Au demeurant, la Dr Rose André Faye exhorte à soutenir la recherche, tout en appuyant les équipes engagées dans la sensibilisation et la prévention. « Faire de la recherche exige des ressources. Aujourd’hui, malgré les efforts médicaux et communautaires en matière de réduction des risques, la recherche reste le maillon faible de la riposte », martèle-t-elle.
Dans la foulée, elle salue l’Initiative de Dakar, née du colloque Sciences sociales et drogues en Afrique francophone, tenu en 2024, qui vise à alerter l’opinion et interpeller les décideurs sur les défis actuels.
« Ce sont elles qui vont à la rencontre des usagers les plus cachés, dans des zones où personne ne va. Mais faute de financement, leur champ d’action se réduit. Le Cepiad, pourtant pionnier en matière de réduction des risques, voit ses activités freinées par le manque de moyens. Il faut davantage soutenir les actions de prévention », conclut la Dr Rose André Faye.
Souleymane WANE