Dans le mot «Dabakh», le tanneur méticuleux devient, à travers le glissement wolof vers «Daa baax» («il est bon, généreux»), une métaphore vibrante de son essence profonde : épurer, assouplir, embellir — non une peau, mais des vies, des cœurs, des âmes.
Son nom, à peine murmuré, semble faire frissonner l’air et ramener avec lui le parfum des temps révolus. Mame Dabakh, Serigne Abdou Aziz Sy, appartient à cette catégorie rare pour qui la mémoire collective se confond avec l’émotion intime. À son évocation, le cœur oscille entre l’émoi et la nostalgie : l’émoi d’avoir connu un homme qui fit de la régulation et de la conciliation sa vocation première, et la nostalgie d’un Sénégal qui, depuis son rappel à Dieu, paraît orphelin de cette voix juste, de ces paroles nourries de sagesse et d’une foi sans éclats, mais sans faille. De 1957 à 1997, il fut le Khalife général des Tidianes, mais ses frontières allaient bien au-delà de sa confrérie. Il sut traverser les cloisons invisibles que d’autres renforçaient, poser sa main sur les épaules d’hommes aux convictions divergentes, réunir autour d’une même table des frères longtemps séparés par des querelldabakhdabades anciennes. Ce n’est pas seulement en guide religieux qu’il se tenait au centre de la vie sénégalaise, mais en régulateur social, en artisan patient du lien national.
Son savoir, forgé dans les rigueurs des enseignements reçus auprès de maîtres exigeants, n’était pas une parure qu’il portait pour se distinguer. Il lui servait plutôt de boussole pour naviguer dans l’océan mouvant des passions humaines. La poésie arabe, les sciences islamiques, les hadiths, il les maîtrisait, certes, mais ce qui le rendait singulier était son humilité : la conscience que la connaissance ne vaut que si elle éclaire les autres et non celui qui la possède. « Je suis un disciple », aimait-il rappeler, comme pour se protéger des illusions de grandeur que son rang aurait pu entretenir. Une connaissance éclairante Ainsi, allait-il, bâton de pèlerin en main, de Touba à Yoff, de Kaolack aux paroisses chrétiennes, prêchant la paix et la courtoisie. Pour lui, l’unité nationale n’était pas un mot d’ordre, mais une œuvre de chaque jour.
Sa présence à Touba, chez les Mourides, ou auprès des Lébous, était autant de gestes silencieux qui disaient : « Nous sommes un seul peuple ». Lors des funérailles du président Lamine Guèye, en juin 1968, il se dressa devant la nation endeuillée pour rappeler aux députés leur devoir moral : regarder en face leurs responsabilités, renoncer aux vanités éphémères, et se souvenir que gouverner, c’est servir. Ces mots, à l’époque, furent comme un coup de gong dans la conscience collective ; ils continuent, aujourd’hui encore, de résonner aux heures où le pays vacille. Il refusait l’instrumentalisation de sa voix. En 1988, dans une atmosphère électorale saturée de tensions, il choisit de ne donner aucun « ndigël », préservant ainsi sa neutralité et offrant un espace de respiration à une société au bord de la rupture.
L’année suivante, lorsque le Sénégal et la Mauritanie se déchirèrent, il lança des appels au calme, rappelant que l’islam, avant d’être un drapeau, est un havre. Et peu avant de rendre l’âme, il glissa dans son testament un souhait pour la Casamance : que la paix, comme l’eau douce, irrigue enfin ces terres blessées. Diagnostics lucides Mais Dabakh n’était pas qu’un consolateur ; il savait aussi nommer les maux. Ses causeries publiques étaient autant de diagnostics lucides : la corruption qui ronge, l’injustice qui se banalise, la vertu qu’on relègue au profit du vice célébré. Ses mots pouvaient être tranchants, mais ils restaient toujours tendus vers une guérison : revenir à Dieu, réapprendre la justice, honorer chaque être comme une création divine. Il vivait dans une austérité presque ascétique.
Détourné des attraits matériels, il ne possédait que ce qui était nécessaire à sa mission : servir Dieu, dire la vérité, servir son peuple. Cette distance avec l’argent, avec le pouvoir, donnait à sa voix un poids que ni l’or ni les honneurs n’auraient pu lui conférer. Dans un pays où l’on écoute souvent celui qui parle fort, on écoutait Dabakh parce qu’il parlait vrai. Sa vision dépassait les clivages confrériques : il savait que les guides religieux, pour être crédibles dans leurs appels à l’unité des politiques, devaient eux-mêmes donner l’exemple. Sa démarche trans-confrérique était une pédagogie silencieuse : en allant chez l’autre, on abat les murs et on élargit la maison commune. De ses interventions, il nous reste plus que des souvenirs : nous gardons en héritage une méthode, une posture, un souffle.
Celui d’un homme qui considérait que le Sénégal, si petit à l’échelle du monde, devait être porté à deux mains par ses enfants, sans qu’aucun ne le laissât tomber. Et ce souffle, aujourd’hui encore, nous manque. Car si la paix est un héritage, elle n’est jamais définitivement acquise. Mame Dabakh, en médiateur vigilant, l’avait compris ; à nous de nous en souvenir. Selon le Professeur Abdoul Aziz Kébé (dans son ouvrage «Itinéraire et enseignements»), Dabakh aimait dire que «la diversité des minarets n’altère pas l’unicité du message d’Allah». Cette métaphore lumineuse résume sa vision : les différences externes (confréries, rites) ne doivent jamais briser l’unité spirituelle fondamentale Générosité incarnée et régulation sociale Son surnom, « Dabakh », est bien plus qu’un sobriquet : il incarne sa vocation. Il est généreux avec biens, savoir, temps — distribuant les récoltes de ses terres agricoles à Saint-Louis aux talibés et aux plus démunis.
Une médaille agricole l’honorera en 1965, témoin de cet ancrage socio-économique. Maître des mots et des notes, il anime les Mawlids, dirigeant les chœurs avec une voix distincte, liant sacré et chant avec grâce et poésie. Toujours modéré, il devient la figure apaisante durant les crises nationales — durant la grève étudiante de 1988, notamment, sa voix tempérée contribue à empêcher l’effondrement du pays. « Républicain jusqu’au bout des ongles », il n’hésite pas à interpeller les chefs religieux sur leur devoir de sincérité, et n’offre aucune complaisance aux détournements du pouvoir — rappelant que gouverner, c’est servir. Véritable artisan du dialogue islamo-chrétien, il bâtit des ponts entre confréries, confessions et ethnies, prônant tolérance, cohésion et justice.
Par Sidy DIOP