À la même place depuis 25 ans, Fatoumata Ly officie au marché Soumbédioune. Elle possède toutes les pièces de monnaie et petites coupures en circulation dans la zone Uemoa. Son travail : faire de la monnaie contre un tarif fixe de 100 FCfa par billet de banque. Elle est numismate, en wolof on l’appelle « wécci-kat ».
Il est compliqué d’avoir de la petite monnaie avec un billet de 10.000 FCfa alors que des rumeurs font état que la Bceao s’apprêterait à mettre en circulation un billet de 25.000 FCfa. Évidemment, il s’agit d’une fausse information. Cependant, cela aurait tellement plu à Fatoumata Ly ! Cette dame de 67 ans fait partie des rares personnes dont le travail, depuis plus de 20 ans, consiste à faire de la monnaie aux clients du village artisanal de Soumbédioune et aux pêcheurs. Elle vous évite les longues marches et les achats inutiles à la recherche de menus billets, contre 100 FCfa. Nous parlons bien d’une numismate. À ses côtés, se dégage une senteur. C’est cette odeur caractéristique des vieux billets flasques passés par toutes les mains du monde. Désagréable à l’odorat, mais ô combien rassurante ! Ce paradoxe est incarné par Aminata Ly. Derrière son vieux wax, éprouvé par les solutions basiques de lessive et le soleil, se cache une femme au sens aigu des affaires. Beaucoup la confondrait avec celles qui font la manche, mais il n’en est rien. Elle fait la petite monnaie aux commerçants du village artisanal de Soumbédioune et aux pêcheurs souhaitant se partager leur butin après le débarquement. Le principe de travail d’Aminata Ly est simple : elle fait la monnaie contre 100 FCfa, quelle que soit la somme initiale. Ce tarif est inchangé depuis plus de 20 ans, et le service qu’elle propose est toujours utile.
Native de la Médina, Aminata a très tôt détecté les opportunités découlant de la difficulté qu’ont les artisans à rendre la monnaie à leurs clients. En général, ces derniers sont des touristes fraîchement sortis des bureaux de change.
Initiée par un pionnier
La plupart ne disposent pas de petites coupures. Ils viennent généralement avec des billets de 5.000 voire 10.000 FCfa pour acheter des articles parfois pas coûteux. Perspicace, Aminata Ly a vite abandonné son ancien travail pour devenir numismate. Nous sommes en 2000. « Comme j’habitais à la Rue 23 de la Médina, je venais au village artisanal pour vendre du jus et des beignets. Au fur et à mesure que je fréquentais les lieux, j’ai compris qu’il y avait là une opportunité de travail », raconte Aminata Ly, d’une voix posée et pleine de courtoisie. Mais la question est : où cette dame trouve-t-elle les pièces de monnaie et les petites coupures ? Eh bien, c’est elle-même qui les recherche, parfois jusque dans les institutions bancaires. « Pour faire mon travail, je dois avoir de la monnaie, c’est mon outil de travail. C’est pour cela que je la cherche partout où je pense en trouver. Avant de déménager de la Médina, j’allais dans les banques de la place pour avoir de la monnaie, mais maintenant que j’habite Yeumbeul Benn Barack, c’est devenu un peu plus compliqué pour moi », explique-t-elle. Aminata explique que c’est en 2000 qu’elle a décidé de changer de travail. « J’étais avec un vieil homme qu’on appelait Diop. Il fut le premier à faire ce travail et était originaire de Saint-Louis. C’est lui qui m’a initiée à cette activité. Lui et moi étions les seuls à proposer le service de la monnaie en pièces ou en petites coupures », confie-t-elle, avec beaucoup de reconnaissance envers cet homme. Pleine de gratitude, elle se rappelle son maître décédé. A 67 ans, Aminata Ly est la seule numismate du village artisanal de Soumbédioune. « Il s’asseyait là, juste à ma droite. Mais il est décédé, et depuis je suis seule », ajoute-t-elle.
Dépendante du tourisme et des bonnes marées
Néanmoins, l’activité de numismate s’est beaucoup développée entre-temps. Enfin, pas techniquement, mais en termes de nombre de personnes qui la pratiquent. Aminata confie que d’autres personnes proposent le même service. « Au début, il n’y avait que moi et mon mentor, le vieux Diop. Mais depuis quelques années, d’autres personnes se sont intéressées à l’activité, notamment du côté du débarcadère de Soumbédioune. Évidemment, je gagne moins », dit la doyenne sans rancune, malgré le manque à gagner.
Malgré la baisse de ses gains, Aminata Ly tient toujours à son activité. Ce travail lui permet de subvenir à ses besoins, malgré la conjoncture économique difficile. Aminata Ly confie que ses activités ont connu un ralentissement depuis quelques années. Vu son positionnement entre le village artisanal et le quai de pêche de Soumbédioune, ses gains dépendent de l’affluence des touristes et de l’abondance des ressources halieutiques. Ces gains ont drastiquement baissé comparativement à ses débuts, en 2000.
Elle explique, sans volonté de se plaindre, qu’il y avait beaucoup plus de touristes au village artisanal de Soumbédioune. « Ils sont moins nombreux et ceux qui viennent font de moins en moins des achats. Nous qui dépendons du tourisme, subissons directement les effets de la conjoncture économique. Il y a aussi d’autres villages artisanaux un peu partout dans le pays. Soumbédioune a perdu son monopole, et nous aussi par la même occasion », argumente-t-elle. Aminata se souvient de l’époques où elle pouvait gagner beaucoup d’argent grâce à son travail et à la générosité des touristes. « Maintenant, il arrive souvent que je gagne juste de quoi payer mon transport de Dakar à Yeumbeul. Vous pouvez le constater vous-même : cela fait plus de 30 minutes que vous êtes là, et je n’ai eu que trois clients, soit 300 FCfa. Mais je rends grâce à Dieu car j’arrive au moins à subvenir à mes besoins et à entretenir ma famille », informe-t-elle. Depuis qu’elle exerce ce métier, Aminata en a vu des vertes et des pas mûres. Entre les épieurs malintentionnés tapis dans l’ombre, à la quête d’une proie facile, et les escrocs, la dame fait appel à son intelligence et à son expérience pour ne pas se faire avoir. Assise devant une petite boutique, Aminata dispose d’une chaise en fer forgé, d’une table en bois sur laquelle est posé un seau de 20 litres incliné vers elle.
Une activité à risque
Ce vieux récipient apparaît comme une relique de son ancienne vie de vendeuse de crème et de beignet. C’est là que se déroulent les opérations financières. Le récipient contient l’argent. Tous les billets et toutes les pièces y sont. Après chaque client, Aminata referme le sac dans lequel se trouve son outil de travail. Elle sait se faire discrète. Le regard alerte, elle veille sur ses fonds, à l’affût de toute tentative d’escroquerie. Et à ce propos, elle en a des anecdotes. « Une fois, un inconnu m’a remis la somme de 30.000 FCfa pour que je lui fasse de la petite monnaie. Je ne me suis pas rendu compte que c’étaient de faux billets. C’est la seule fois où je me suis fait avoir », rigole-t-elle, laissant entrevoir discrètement un joli diastème. Aminata garde par devers elle ces faux billets et a su, depuis ce jour, les distinguer des vrais rien qu’en les touchant. Cependant, elle reste toujours sur ses gardes et veille à ne pas tomber dans les pièges des agresseurs à la tombée de la nuit.
En effet, Aminata Ly quitte chaque jour son lieu de travail au crépuscule pour rallier la banlieue de Dakar. « J’ai un itinéraire sûr pour ne pas me faire dépouiller. Et même si cela arrive, les bandits rentreront bredouilles, car je ne me promène pas avec une certaine somme d’argent. Je les laisse en lieu sûr », prévient Aminata.