À Youtou, un village de Basse-Casamance, les habitants restent majoritairement attachés à la religion traditionnelle. Ici, la vie est rythmée par certaines pratiques ancestrales telles que le culte de la pluie (kasarah) et de la fécondité (karahay). Le village, qui se relève difficilement du conflit dans cette partie de la région de Ziguinchor, souffre aujourd’hui encore de son enclavement.
Des enfants jouant au football à l’ombre des manguiers, des cases rondes recouvertes de tôle, une fumée qui s’échappe d’une cuisine, un veau qui détale au bruit du moteur… Des images ordinaires qu’on rencontre dans tous les villages du Sénégal. Celui qui arrive à Youtou, l’un des villages traditionnels de la Basse-Casamance, pour voir le mystère ne le verra pas.
Le mystère ne se voit pas, il se sent. Ici, il est dans les « oukin » (terme joola qu’on peut traduire par fétiches) aménagés dans chaque concession pour le sacrifice de l’animal (un bœuf ou un porc) lors de la cérémonie du kasarah (culte de la pluie). Il est dans chaque « kuyuf » (une quantité de riz versée par chaque concession lors des préparatifs du kasarah), dans chaque « kaguékak » (un canari cassé qui sert de plat au responsable du kasarah), dans chaque cuillerée de « hulomboh » (riz aux haricots préparé lors de cette cérémonie).
Il est dans le regard des hommes, dans les discussions… À Youtou, les populations restent majoritairement attachées à la religion traditionnelle. Toutefois, il y a une minorité d’adeptes des religions révélées (musulmans et catholiques).
Le jour de notre visite, mercredi 6 août, nous sommes accueillis par des cris de femmes. Des cris de douleur. On vient d’annoncer un décès dans le village. L’homme vivait en Gambie. Les femmes se dirigent vers la maison mortuaire. Les hommes s’y trouvaient déjà. Ainsi va la vie au village. Les événements heureux ou malheureux sont vécus ensemble. Dans la solidarité.
Notre guide, le brave Edya, un solide gaillard, le téléphone toujours collé à l’oreille, vient nous accueillir en moto à l’entrée du village. Il nous conduit à la maison de Mamol Diatta, le desservant du kasarah (rite de la pluie), située au quartier Bringo.
La concession est vide. Le vieil homme était à la maison mortuaire. Edya va le prévenir de notre arrivée. Au bout de quelques minutes d’attente, Mamol arrive, accompagné de son adjoint. L’homme a les cheveux à moitié blancs, mais semble garder toute sa vigueur. Il marche pieds nus. Il tient un balai à la main.
C’est le signe qu’il occupe une fonction éminente au niveau du village. Il a le regard vitreux, peut-être par manque de sommeil ou à cause du chagrin qui vient de frapper le village. Il nous installe à l’arrière-cour de sa maison à l’ombre des arbres fruitiers.
Le grognement des cochons dans la porcherie d’à côté se mêle aux discussions. De temps en temps quelques gouttes de pluie restées sur le feuillage des arbres s’échouent sur nos têtes.
En tant que responsable du kasarah de Yaguène, Mamol est un personnage important à Youtou. C’est lui qui dirige le rituel et procède aux libations sur le fétiche. Il fixe également le calendrier cultural à travers deux rituels : l’un en juin-juillet pour les premiers semis et la protection des cultures, l’autre au moment des récoltes.
Mamol ne se souvient pas quand il a intégré le kasarah. C’était du vivant de Yaguène, la fondatrice du rite. Il a été coopté (rapt) sur la base d’un certain nombre de signes qui, lorsqu’ils apparaissent chez un individu, les responsables du kasarah le repèrent immédiatement et l’intègrent au culte.
Le kasarah engage tous les habitants du village, indépendamment de la religion des uns et des autres. « Chaque concession doit apporter sa contribution pour le rituel parce que c’est pour le bien de tout le monde », souffle Mamol.
À la différence du bukutt (rite de la circoncision) exclusivement réservé aux hommes et du karahay (rite de la fécondité) pour les femmes, le kasarah est un culte mixte. D’ailleurs ses membres peuvent appartenir en même temps au karahay ou au bukutt.
L’enclavement et les séquelles du conflit
Pour aller à Youtou, il y a deux possibilités : prendre la pirogue à partir du pont de Nianbalan ou une piste cahoteuse à partir de Oussouye. Nous avons opté pour la seconde alternative.
Nous nous enfonçons dans la forêt dense et traversons la réserve naturelle de la Basse-Casamance. La végétation luxuriante est un régal pour les yeux en cette période d’hivernage. On peut parcourir des kilomètres sans rencontrer une présence humaine.
Oukout, Emaye… Nous célébrons les rares villages qui se trouvent sur le chemin comme une victoire contre les rigueurs du voyage, mais aussi comme un signe d’espoir. Les jalonnements de l’armée balisent cet axe. Fusil d’assaut à l’épaule, chaque soldat nous pose invariablement la même question : « D’où venez-vous ? Où allez-vous ? ».
Nous laissons la piste menant à Santhiaba Mandjack – la zone est interdite d’accès par l’armée à cause de la présence de mines anti-personnel – et bifurquons à gauche. Effoc se dévoile au bout de la forêt sombre, ensuite nous voilà à Youtou. Les deux villages sont mitoyens étant séparés juste par une rizière.
Des jeunes aux muscles saillants manient le « kandjando » à côté de vaches en train de paître. « L’enclavement constitue notre préoccupation numéro 1 », explique Edya. Son plaidoyer est appuyé par Aïkisor, la responsable du karahay (rite de la fécondité).
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L’unique piste reliant Youtou à Oussouye a été construite à l’époque coloniale. Elle a été réhabilitée par l’armée en 1995 après les années de braise de la rébellion. À cause de l’état défectueux de la piste, les habitants ne peuvent pas acheminer leurs produits et sont obligés de laisser les fruits pourrir sur place. En cette période d’hivernage, une odeur de mangues et de cajous pourris embaume le village.
Grâce au Programme d’urgence de développement communautaire (Pudc), Youtou est désormais approvisionné en eau potable et en électricité. Mais les deux mini-centrales solaires sont à l’arrêt depuis trois jours à cause du tonnerre.
Edya a le téléphone constamment collé à l’oreille. Il coordonne l’arrivée d’une équipe qui doit venir de Ziguinchor pour faire les réparations. « Ils vont prendre la pirogue », renseigne-t-il.
Pour le moment, les habitants du village sont réticents à s’abonner à l’électricité à cause du manque de moyens. Il n’y a que trois abonnés dans tout le village, indique Edya.
S’ils sont ancrés dans la tradition, les habitants de Youtou ne refusent nullement les bienfaits du progrès : avoir accès à l’eau, à l’électricité, au réseau téléphonique, l’école…
Les desservantes du karhay (rite de la fécondité) ont également accepté l’implantation d’une maternité. Ce sont elles qui supervisent l’évacuation des cas compliqués, nécessitant par exemple une césarienne. « Durant notre rite, nous implorons la protection de la maternité », indique Aïkisor Diédhiou, la responsable du karahay.
Si Youtou reste très enclavé, Djirak, Kahem et Santhiaba Mandjack le sont davantage, précise Edya. Pratiquement aucun produit ne peut sortir de ces trois villages où d’énormes quantités de mangues et d’autres fruits pourrissent chaque année.
Ici, les stigmates du conflit armé sont toujours visibles. Durant les années 1990 au plus fort des affrontements, ces villages étaient vidés de leurs habitants. « Certains avaient fui à Oussouye, d’autres en Guinée-Bissau voisine », raconte Edya.
Sa famille avait fui Kaguit en 1991 pour s’installer à Youtou avant d’être obligée de se déplacer à nouveau en 1995. « Certaines zones sont toujours minées. Avant la réhabilitation de la piste par l’armée, on passait par les rizières pour aller à Effoc », se souvient notre interlocuteur.
Aujourd’hui, la situation s’est nettement améliorée sur le plan sécuritaire, mais Youtou n’est pas totalement sorti de l’ornière !
Par Seydou KA, Gaustin DIATTA (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)