Le bonnet d’Amílcar Cabral, icône de la lutte pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, dépasse le simple accessoire vestimentaire. Offert par un paysan touché par son discours, ce bonnet, connu sous le nom de « Suwiya », symbolise la résistance et représente des valeurs profondes. Charles Akibodé, historien, spécialiste du classement des sites africains au patrimoine mondial et conseiller du président de la République du Cap-Vert, retrace l’histoire de ce bonnet.
Impossible de retracer le parcours des figures de lutte pour l’indépendance sans aborder certains signes, objets ou symboles. C’est le cas avec Amílcar Cabral. Si Che Guevara arborait son béret noir avec une étoile, lui se distinguait par son bonnet qu’il portait fièrement lors de ses apparitions publiques. Ce couvre-chef n’était pas un simple accessoire esthétique ; il renfermait de nombreux enseignements et valeurs. Né en 1924, Amílcar Cabral a consacré sa vie à la libération de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, mais son influence a largement dépassé les frontières de ces deux pays. Il a inspiré des millions de personnes, non seulement en Afrique, mais aussi dans le monde entier, avec sa vision de sociétés plus justes, équitables et durables. Cabral effectuait principalement des tournées dans les zones rurales, qu’il considérait comme le milieu le plus urgent à sensibiliser. Il estimait que les habitants du monde rural étaient dépouillés de leur culture et de leur savoir, réduits à être des automates, uniquement destinés à servir l’économie européenne. C’est au cours d’une de ses tournées que lui a été offert, en guise de cadeau, ce bonnet devenu célèbre. « Un jour, il s’était rendu dans un village pour sensibiliser les habitants. Un paysan, profondément touché par son discours et la pédagogie qu’il utilisait pour expliquer l’importance de résister au pouvoir colonial et de sortir de cette dépendance vis-à-vis de l’Europe, a décidé de retirer son chapeau et de le placer sur la tête d’Amílcar Cabral », explique Charles Akibodé, historien et spécialiste du classement des sites africains au patrimoine mondial. Interrogé en marge de la cérémonie d’ouverture, à Dakar, de la conférence internationale sur Amílcar Cabral qui a eu lieu le 18 octobre 2024 au Musée des civilisations africaines, le conseiller du président de la République du Cap-Vert précise que ce geste de cet homme rural était très symbolique aux yeux d’Amílcar Cabral qui en était extrêmement heureux. « Ce paysan avait posé un acte fort. S’il avait eu tout l’or du monde, il l’aurait donné à Amílcar Cabral. Mais il n’avait que ce bonnet, et il le lui a offert », ajoute l’historien.
Amath Dansokho, Majhemouth Diop et Pr Abdoulaye Bathily portaient le bonnet à l’époque
Selon lui, les motifs de ce bonnet, communément appelé « Suwiya », ressemblent à des dessins géométriques. Cependant, il précise : « Ce sont des éléments de cosmogonie. En mathématiques, on les appelle des fractales. Ce sont des opérations sublimes, et c’est grâce aux fractales qu’on a créé l’ordinateur ». D’après Akibodé, Cabral était quelqu’un qui s’adaptait à son environnement, à son époque et à son monde. Lorsqu’il se trouvait en milieu rural, il ne portait pas de costume européen, mais se vêtait toujours de manière traditionnelle. « Il n’avait aucun complexe concernant les codes vestimentaires. Il était transversal à toutes les cultures et à toutes les religions », dit-il.
L’historien rappelle qu’avant la nouvelle génération, il y a eu une révolution : Mai 1968, période marquée par une série de manifestations estudiantines et de grèves syndicales. Et le bonnet d’Amílcar Cabral était à la mode. Il était prisé des étudiants. « À l’époque, les étudiants révolutionnaires s’identifiaient à Cabral et portaient tous son bonnet. Parmi eux se trouvaient Mbaye Diack, ancien professeur de mathématiques, le défunt Amath Dansokho du Parti pour l’indépendance et le travail (Pit), Majhemouth Diop du Parti africain de l’indépendance (Pai) et le Professeur Abdoulaye Bathily, historien. En 1988, lors de la dernière année blanche au Sénégal, ils portaient tous des bonnets d’Amílcar Cabral pour s’identifier à sa révolution », raconte l’historien.
Il évoque également des anecdotes relatives à ce bonnet. « Lorsqu’il le portait à des rencontres internationales, certains de ses détracteurs disaient que c’était un bonnet pour aller au lit », narre-t-il. Mais, pour lui, les plus belles anecdotes concernent l’appropriation de ce bonnet par le mouvement étudiant et le mouvement révolutionnaire, ainsi que par ceux qui ont compris son importance. « Ce bonnet n’était pas un chapeau Panama. Le bonnet d’Amílcar Cabral est l’un des instruments les plus puissants qui nous invite à nous reconnecter à notre propre monde. Ce bonnet renferme des valeurs et beaucoup d’enseignements », conclut-il.
Aliou DIOUF