Dans les boutiques de droit de Pikine et de la Médina, les voix se taisent, mais les regards parlent. Depuis 1974, l’Association des juristes sénégalaises (Ajs) écoute, accompagne et défend celles et ceux que la société laisse souvent de côté. À l’heure où elle fête un demi-siècle d’existence (2024), l’organisation continue d’incarner une force tranquille déterminée à transformer les vies dans un pays en mutations quotidiennes.
Sous une atmosphère nuageuse, la banlieue de Pikine s’éveille lentement. Un ballet incessant anime les rues de ce quartier populaire de Dakar. Les va-et-vient s’effectuent instantanément sur le parvis. À côté, la circulation est dense, animée par les voitures clandos (véhicule de transport de masse), qui occupent les coins et recoins des lieux. Dans les ruelles sablonneuses bordées de maisons modestes, des particules de poussière s’élèvent et retombent sur les pieds déjà salis. De l’autre, des cris de vendeurs de légumes et de sachets d’eau longent les trottoirs, à côté desquels se trouve la « Maison de la femme ».
Située en face d’une station d’essence, à Pikine Icotaf, elle se donne comme mission d’être au chevet des femmes et enfants en quête d’assistance à différents niveaux. Au fond de la maison, tout juste après quelques pas de marches se trouve « la boutique de droit ». Le décor contraste avec l’agitation extérieure, un silence pesant règne dans les couloirs de la maison. À quelques mètres, les femmes de ménage trouvées sur place remettent de l’ordre et nettoient les murs blanchis à la chaux. Ces murs qui portent quelques fissures, de part et d’autre, des affiches juridiques jaunies collées de travers, rappellent que ces lieux servent à éclairer les zones d’ombre de nombreuses existences humaines.
Assise sur un banc en bois, une dame en pagne bleu marine, le visage tout en sueur, marqué par la fatigue, soupire en croisant les bras. 10 boutiques de droit réparties dans 7 régions « Je suis venue ici pour chercher refuge, me protéger et chercher des conseils à mes problèmes. Car oui, j’ai d’énormes problèmes, après des années de violences conjugales, mes enfants et moi sommes laissés seuls par mon mari. Nous ne l’avons plus revu depuis des années maintenant. Il est parti sans faire signe de vie, ni pension alimentaire pour ses enfants », entonne Fatoumata Diop, le visage marqué de cernes. La « Maison de la femme » a pour mission d’être à l’écoute des femmes pour apporter des solutions à leurs problèmes, affirme-t-elle. « Je suis venue dans cette maison, afin d’avoir des conseils sur les démarches juridiques à adopter avant tout ».
Non loin d’elle, un septuagénaire, Ibrahima Sow, est vêtu d’une chemise froissée. Il tient, avec ses mains tremblantes, un dossier brun contre sa poitrine, en attendant l’appel de son nom pour demander des renseignements. « J’attends de savoir exactement s’ils peuvent m’aider à entamer les procédures judiciaires pour l’obtention de la pension de réversion de mon épouse décédée. En réalité, je veux savoir réellement si elle me sera accordée ou non. D’ailleurs, je porte un grand espoir et j’attends inlassablement cette pension, car ça fait des années que je patiente ». À l’autre bout de la salle, une jeune femme, Khady Ndiaye, casque audio autour du cou et jean délavé, pianote nerveusement sur son téléphone portable. Elle dit être venue « pour une histoire d’héritage ». Ces visages racontent à eux seuls l’importance de l’Association des juristes sénégalaises (Ajs).
Depuis cinquante et une années, elle est le recours d’expression de celles et ceux qui se heurtent au mur de l’injustice, trop souvent ignorés par le système classique. Son histoire débute en 1974, à une époque où le Sénégal, tout juste sorti des premières années d’indépendance, cherche encore ses repères. Un petit groupe de juristes, avocates, magistrates, notaires décide alors de créer une amicale. L’objectif initial est, à ce moment, de renforcer les liens entre professionnelles du droit, échanger sur leurs métiers et affirmer leur place dans un univers largement dominé par les hommes.
Les années passent, rien ne change et l’initiative prend une autre ampleur. Des vies entières changées dans les boutiques de droit Les pionnières comprennent que le droit ne peut se limiter aux prétoires. Les injustices vécues par les femmes et les enfants sont criantes, et le silence autour de ces réalités est assourdissant, affirme sa chargée de communication, avant de rajouter : « Nous avons senti que notre rôle allait au-delà de nos carrières personnelles », confie-t-elle.
Cinquante ans plus tard, l’amicale est devenue une association nationale respectée. Elle compte en son sein plus de 300 membres actifs et un réseau de 1.000 para-juristes formés sur tout le territoire. Avec ses 10 boutiques de droit (Médina, Pikine Icotaf, Gueule Tapée-Fass-Colobane, Ziguinchor, Kolda ; Thiès, Kaolack, Sédhiou, Kébémer, Kédougou) réparties dans 7 régions, l’Association des juristes sénégalaises est aujourd’hui un maillon essentiel de la justice de proximité. « Nous ne sommes pas seulement une association, nous sommes une force de propositions face aux injustices notoires subies par les femmes et les enfants », résume Ndèye Madjiguène Sarr, chargée de communication.
Changement de décor. À la Médina, quartier historique de Dakar, se trouve la « boutique de droit » de Marie Delphine Ndiaye ouverte en 2008, nichée à la rue 25, angle 10. Comparée à celle de Pikine Icotaf, l’ambiance y est différente, mais tout aussi lourde. Assises sur des chaises en plastique, trois personnes patientent, après avoir inscrit leurs noms sur la liste d’attente. Awa Gaye, vendeuse de poisson au marché Tilène, porte un foulard coloré et manipule nerveusement un petit carnet noir. « Je veux déposer une plainte contre mon voisin qui occupe illégalement une partie de la cour de la maison. Avant de déposer cette plainte à la police, je souhaite m’assurer d’avoir des conseils précis au niveau de cette boutique de droit, pour ne pas me perdre lors des futures procédures ».
À quelques mètres d’elle, se trouve une autre personne. Moussa Diallo, mécanicien de formation, la face burinée par l’huile de moteur et sa mine grise renseigne sur sa venue sur les lieux. « Je suis venu ici pour chercher une assistance après mon licenciement abusif et hors la loi de mon patron. Ce dernier m’a causé énormément de tort, en me licenciant de mon travail. Ce travail me permettait de gagner dignement ma vie et subvenir aux besoins quotidiens de ma famille ».
Non loin de lui, une adolescente de 16 ans, Marième Bâ. Elle est habillée en chemisier blanc avec, à son chevet, un cartable posé à ses pieds. Le regard fuyant, elle baisse les yeux pour éviter de fixer les regards des quelques personnes à ses côtés. « J’ai subi un harcèlement sexuel dans mon école pendant l’année scolaire », confie-t-elle, avec une voix à peine audible, accompagnée par sa tante maternelle choquée, la main droite collée sur la bouche.
« J’ai eu peur d’en parler aux membres de ma famille, car je ne savais pas comment ils allaient réagir. C’était plus fort que moi, et j’ai finalement craqué à en parlant à ma mère. C’est elle qui m’a conseillé de venir ici afin d’avoir des conseils pour une assistance psycho-sociale », témoigne la jeune fille en larmes. 68.868 dossiers traités depuis l’ouverture des boutiques En outre, l’Association des juristes sénégalaises transforme ces douleurs en batailles légales, grâce à ses juristes, engagées et déterminées à défendre la cause des femmes et des enfants, nous explique sa chargée de communication.
En effet, les statistiques parlent d’elles-mêmes, plus de 68.868 dossiers traités depuis l’ouverture de ces « boutiques de droits », dont 87 % concernent des femmes, poursuit-elle. « On parle souvent des grandes lois, que nous avons contribué à faire adopter, mais il ne faut pas oublier que chaque loi est née de cas concrets vécus par des personnes, comme celles qui attendent aujourd’hui dans nos salles », rappelle Mme Sarr, avec une voix posée. L’Association des juristes sénégalaises a été actrice, à l’avant-garde des réformes majeures et l’évolution juridique du Sénégal, concernant la gent féminine. « Malgré un Code de la famille très vétuste et archaïque (1972), nous reconnaissons quand même qu’il y a des avancées majeures, dans la reconnaissance des droits des femmes et des femmes », souligne-t-elle, avec précision.
Ces avancées sont visibles, avec les données trouvées sur le site internet de ladite association. En 1982, un premier pas est franchi, les femmes ont eu accès à certains corps de métiers jusque-là réservés aux hommes. Par la suite, en 2006, une avancée sociale majeure est réalisée avec la prise en charge médicale de l’époux et des enfants de la femme salariée. Les violences basées sur le genre omniprésentes Deux ans plus tard, en 2008, le principe d’équité fiscale entre hommes et femmes est établi, ce qui a renforcé l’égalité dans le domaine économique. De plus, en 2010, une loi a consacré la parité absolue dans les instances électives et semi-électives, ouvrant la voie à une représentation politique plus équilibrée. Ensuite, en 2013, les femmes ont obtenu le droit de transmettre leur nationalité à leurs enfants, affirmant ainsi leur pleine citoyenneté.
Enfin, en 2020, la criminalisation du viol et de la pédophilie a marqué une étape décisive dans la protection des droits fondamentaux et de la dignité humaine. Plus récemment, les débats publics ont été orientés sur l’autonomisation des femmes et l’autorité parentale partagée entre homme-femme, plus précisément lors de la campagne électorale pour l’élection présidentielle de 2024. Ces débats tardent à se concrétiser et les défis persistent encore aujourd’hui, selon la chargée de communication. À l’image de ces dernières : les violences basées sur le genre restent omniprésentes avec 32 % physiques, 27 % sexuelles, 25 % économiques et 16 % psychologiques parmi les dossiers traités, selon les données produites par l’association. « Aujourd’hui, notre plus grand combat est celui de la protection intégrale des victimes, de la prévention et de la sensibilisation, surtout chez les jeunes », insiste Ndèye Madjiguène Sarr.
Elle cite l’exemple des projets en cours, visant à former des élèves de collèges et lycées à leurs droits fondamentaux. Par ailleurs, l’actualité politique interroge aussi l’association. Quand on l’interroge sur le discours du président Bassirou Diomaye Faye à la 80e Assemblée générale des Nations Unies, Mme Sarr reconnaît « un signal fort » en faveur de l’égalité des genres homme-femme, mais ajoute que « les paroles doivent être suivies d’actes concrets sur le terrain ». Quant à la suppression du ministère de la Femme au profit du ministère de la Famille et des Solidarités, « cela peut être une opportunité si la famille est pensée dans sa globalité, mais le risque est de diluer les problématiques spécifiques aux femmes, c’est ce pourquoi nous restons très vigilantes et alertes sur les moindres soucis qui pourraient toucher ces différentes couches de la société sénégalaise », confie-t-elle, sur un ton mesuré.
Un avenir au pluriel Dans son siège de Dakar et ses différentes « boutiques de droits », l’Association des juristes sénégalaises (Ajs) ressemble à une ruche. Composée essentiellement de femmes juristes, des jeunes doctorantes en droit croisent des magistrates chevronnées, le mélange des générations est bien perceptible. Depuis 1974, l’association a connu huit présidentes, toutes élues dans une tradition démocratique qui fait sa force. La dernière en date (novembre 2023), Aminata Fall Niang, nommée également membre de la Commission électorale nationale autonome (Cena), incarne la continuité.
Cependant, pour Ndèye Madjiguène Sarr, l’avenir se conjugue au pluriel : « Nous voulons renforcer nos partenariats avec l’État, mais aussi avec les collectivités locales avec qui nous travaillons la majeure partie du temps. Nous devons innover dans la communication, surtout pour atteindre la grande masse, notamment les jeunes. Aujourd’hui, il faut que nous parlions leur langage, afin de rester encore invisibles sur les plateformes digitales que sur le terrain ».
En outre, elle évoque également des projets de campagnes digitales, des podcasts, des vidéos courtes sur les réseaux sociaux, tels que Facebook, Instagram, Twitter (X), sans pour autant renoncer aux réunions de proximité dans les quartiers. L’équilibre entre tradition et modernité est une équation que l’association doit résoudre pour rester pertinente et répondre aux besoins quotidiens de ces cibles, conclut-elle.
Mamadou Elhadji LY