À l’occasion des vingt ans de la Cellule nationale de traitement des informations financières (Centif) qui seront célébrés ce jeudi 27 novembre à travers un colloque, son président, Cheikh Mouhamadou Bamba Siby, revient sur l’évolution de l’institution, son rôle dans le dispositif national et régional de lutte contre la criminalité financière, ainsi que sur les défis émergents liés aux mutations technologiques. L’inspecteur des Impôts et des Domaines détaille les orientations du Plan stratégique 2025-2029, les enjeux de la 3e évaluation mutuelle du Giaba et répond aux critiques mettant en cause l’indépendance de la Centif.
Monsieur le Président, la Centif célèbre, cette année, ses vingt ans d’existence. Vous avez choisi de marquer cet anniversaire par l’organisation d’un colloque. Qu’est-ce qui motive ce choix et pourquoi avoir privilégié une réflexion scientifique et institutionnelle ? Un anniversaire peut se fêter de diverses manières. Nous avons tenu à célébrer ces vingt années par un exercice de réflexion approfondie, à la fois scientifique et institutionnelle, convaincus que la lutte contre la criminalité financière repose sur l’approche basée sur les risques qui inclut l’évaluation de nos forces et faiblesses, la coopération et la coordination. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de rassembler praticiens, institutions, autorités judiciaires, autorités de contrôle, assujettis, partenaires internationaux, presse et universitaires pour interroger les tendances, consolider les acquis et anticiper les nouveaux défis. Ce colloque est donc un moment de capitalisation, d’apprentissage partagé et de projection stratégique vers les dix prochaines années.
Vingt ans après la création de la Centif, quel bilan global tirez-vous de son évolution, tant sur le plan institutionnel que dans son efficacité opérationnelle ?
En deux décennies, nous avons su établir une expertise reconnue dans la région, qui fait aujourd’hui de la Centif un acteur de référence. Nous avons également développé un modèle d’analyse financière performant, capable de répondre aux exigences croissantes de la lutte contre la criminalité financière. Dans le même temps, nous avons construit une coopération solide avec les autorités nationales et les partenaires internationaux, renforçant ainsi l’efficacité de notre action. Enfin, nous avons mis en place une plateforme technologique moderne qui soutient nos missions et nous prépare aux défis futurs.
La Centif s’est structurée et consolidée. Elle est désormais suffisamment préparée pour les enjeux et défis de 2025.
Comment qualifieriez-vous aujourd’hui la place de la Centif dans l’architecture nationale et régionale de lutte contre la criminalité financière ?
Sur le plan national, la Centif s’est imposée comme un pilier du dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et de la prolifération des armes de destruction massive. Elle s’affirme comme un véritable hub du renseignement financier, car elle est un lien permanent avec les établissements financiers et non financiers, les enquêteurs, les magistrats, les superviseurs et les partenaires internationaux.
Elle se situe au cœur des interactions entre les assujettis des secteurs financier et non financier, les autorités de contrôle, les autorités d’enquête et de poursuite pénale, et de manière générale, l’ensemble des institutions engagées. Sur la scène régionale et internationale, elle joue un rôle actif au sein du Groupe intergouvernemental d’Action contre le Blanchiment d’Argent en Afrique de l’Ouest (Giaba), du Réseau des Centif de l’Uemoa, du Forum des Crf de la Cedeao, du Groupe Egmont des Crf et de plusieurs groupes thématiques spécialisés. Cette présence renforcée lui confère une double responsabilité : produire et diffuser un renseignement financier fiable, et contribuer à l’harmonisation des pratiques ainsi qu’au rayonnement du dispositif national. La Centif existe depuis deux décennies, mais elle n’a jamais été autant exposée médiatiquement que ces deux dernières années, notamment en raison de certaines affaires judiciaires.
Comment expliquez-vous cette visibilité accrue ? La Centif a-t-elle modifié son approche ou ses méthodes de travail ?
L’approche de la Centif n’a pas changé ; c’est plutôt le contexte qui a évolué. En effet, la reddition des comptes, érigée en priorité par les nouvelles autorités politiques, est de nature à favoriser la médiatisation du travail de la Centif et des autres organes de contrôle. Il s’y ajoute que la mise en place relativement récente du Pool judiciaire financier, à travers le traitement diligent et parfois médiatique de nos rapports transmis exclusivement au Procureur de la République financier, permet aussi de faire connaître davantage la Centif. Mais, il reste entendu que les flux financiers d’objets de soupçon se sont intensifiés, les schémas de blanchiment se sont complexifiés et les attentes de nos partenaires, sur le plan national comme international, se sont accrues. Dans ce cadre, la Centif ne recherche pas la médiatisation autour d’affaires judiciaires, mais elle assume pleinement un devoir de pédagogie et de transparence sur les enjeux de protection du système financier. Cette visibilité n’a donc pas vocation à commenter des affaires, mais à renforcer la formation, la prévention et la culture de conformité auprès de ceux qui sont en première ligne.
Que répondez-vous à ceux qui estiment que la Centif est devenue le bras armé du pouvoir en place ?
La Centif est une autorité administrative qui est autonome sur les matières relevant de sa compétence. Elle a accompli sa mission sous tous les gouvernements qui se sont succédé depuis vingt ans, sans rupture et sans changement de ligne lié aux alternances politiques. Son fonctionnement est strictement encadré par la loi. Ses décisions ne peuvent aucunement reposer sur des considérations politiques. Elles sont exclusivement fondées sur du renseignement financier, des procédures internes documentées et des analyses collégiales menées par une équipe pluridisciplinaire. En résumé, la Centif n’est pas un instrument au service d’un pouvoir ; elle est un maillon technique et indépendant du dispositif national de lutte contre la criminalité économique et financière.
Quelles clarifications pouvez-vous apporter dans l’affaire Madiambal Diagne qui conteste être mis en cause dans un de vos rapports ?
Je comprends que certaines déclarations publiques puissent susciter des interrogations, mais la Centif est tenue à une obligation de réserve qui nous interdit de commenter le fond d’une affaire particulière, de citer des noms ou de revenir sur des pièces d’un dossier en cours. En revanche, je peux rappeler trois principes très simples.
D’abord, la Centif n’est ni une juridiction ni un service de police. C’est une cellule de renseignement financier dont la mission est de recevoir, d’analyser et d’enrichir les déclarations d’opérations suspectes ainsi que d’autres informations financières pertinentes, puis, le cas échéant, de transmettre un rapport aux autorités compétentes. Entre la réception des signalements et la signature d’un rapport final, il y a nécessairement un travail d’analyse, de recoupement et de recherche d’informations complémentaires. Cela prend du temps, parfois plusieurs mois, voire des années, et explique naturellement que les dates des déclarations initiales et celles du rapport final ne coïncident pas. Ensuite, je veux être très clair sur ce point : la chronologie de nos actes est entièrement tracée et documentée. Les dates qui figurent sur nos rapports correspondent à l’achèvement du travail d’analyse et à la validation collégiale du document.
Enfin, si une personne conteste un document ou soulève une irrégularité, le cadre approprié pour en débattre est la procédure judiciaire, pas le terrain médiatique.
Le rôle de la Centif est d’apporter un éclairage technique sur des flux financiers suspects ; il appartient ensuite aux juges, en toute indépendance, d’apprécier la valeur et la régularité de nos travaux. Lors du colloque, les résultats de l’étude de capitalisation menée par le cabinet Ife Group seront présentés.
Quels en sont les principaux enseignements ou orientations stratégiques ?
En vingt ans, la Centif s’est affirmée comme un acteur central de l’intégrité et de la gouvernance financière au Sénégal. L’étude met en évidence trois constats essentiels. D’abord, la Centif évolue désormais dans un dispositif national mieux organisé, plus analytique et plus coopératif. Ensuite, elle s’est progressivement structurée au fil des années, avec des performances reconnues sur le plan international. Enfin, elle dispose encore de marges de progression importantes, notamment en matière d’innovation technologique et de renforcement de la coopération opérationnelle. Ces conclusions orientent directement le Plan stratégique 2025–2029 de la Centif.
En quoi le Plan stratégique 2025-2029 prépare-t-il la Centif à faire face aux défis émergents liés à la criminalité financière ?
La vision du plan stratégique est « Une Centif performante au cœur de la gouvernance financière ». Le document s’articule autour de quatre principes directeurs : coordonner, anticiper, mesurer et innover. Ces principes se traduisent en piliers stratégiques concrets. D’abord, une coordination renforcée qui favorise l’efficacité collective. Ensuite, une approche fondée sur les risques, permettant de cibler les priorités de manière pertinente. À cela s’ajoute un pilotage axé sur les résultats, garantissant une meilleure évaluation des performances. Enfin, une innovation technologique continue vient soutenir et moderniser l’ensemble du dispositif. Ce plan permettra de renforcer nos capacités d’analyse, en optimisant l’exploitation des données, en consolidant nos partenariats nationaux et internationaux, et en préparant avec rigueur la 3ᵉ Évaluation mutuelle. Véritable engagement auprès du dispositif national, ce plan fera de la Centif 2029 une institution performante, au cœur de la gouvernance financière.
Justement, comment la Centif se prépare-t-elle à cette 3e évaluation mutuelle du Giaba, et quels sont les enjeux majeurs de cette évaluation pour le Sénégal ?
La préparation est déjà en cours. C’est tout le sens de la lettre circulaire du Premier ministre, n°29 du 23 octobre 2025 et du document préparatoire qui l’accompagne.
En sa qualité de Secrétariat permanent du Comité national de Coordination de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, la Centif coordonne les travaux, harmonise les statistiques, renforce la formation des acteurs et consolide les éléments de preuve attestant de la conformité et de l’efficacité du dispositif. La criminalité financière devient de plus en plus complexe et technologique.
Quels nouveaux risques ou typologies criminelles vous préoccupent le plus aujourd’hui ?
La criminalité financière évolue très rapidement. La mise à jour de l’Évaluation nationale des risques couvrant la période 2022-2024 a mis en évidence plusieurs tendances fortes. D’abord, certaines menaces restent particulièrement présentes. Bien que les statistiques montrent une légère baisse, le trafic illicite de stupéfiants est la menace la plus prévalente. Ensuite, l’importance que la fraude prend ne cesse de croître. Nous observons également une forte progression de la cybercriminalité. Avec l’essor des paiements numériques et des plateformes en ligne, les criminels utilisent davantage les actifs virtuels, multiplient les escroqueries et recourent massivement à de faux documents pour contourner les contrôles. D’autres menaces, telles que la traite des êtres humains et le trafic illicite de migrants, prennent également de l’ampleur. Enfin, la corruption, les infractions fiscales, le faux et usage de faux ou encore le détournement de fonds publics restent des risques significatifs pour l’économie et la gouvernance. Pour de plus amples informations, la version publique de la mise à jour de l’évaluation nationale des risques est disponible sur le site web de la Centif.
Comment évaluez-vous la qualité de la coopération avec les autorités nationales (organes de contrôle, services d’enquête, autorités de poursuites pénales) ainsi qu’avec les réseaux internationaux tels que le Groupe Egmont ?
Elle n’a jamais été aussi forte. La coopération est aujourd’hui l’une de nos plus grandes forces. Avec les autorités nationales de contrôle, d’enquêtes et de poursuites pénales, la collaboration est régulière, technique et efficace. Cette coopération a largement contribué à la sortie de la liste grise en octobre 2024. Avec les autres cellules de renseignement financier et à travers le Groupe Egmont, nous bénéficions d’un réseau d’échange d’informations sans lequel nos analyses seraient moins complètes. L’appui des partenaires techniques et financiers a également permis à la Centif de se renforcer en compétences, en outils et équipements.
Quels efforts spécifiques la Centif met-elle actuellement en œuvre pour renforcer la conformité technique et améliorer l’efficacité du dispositif national de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ?
Pour renforcer la conformité technique et améliorer l’efficacité du dispositif national, la Centif, en relation avec les membres du Comité national de Coordination, a engagé plusieurs actions structurantes en préparation de la 3ᵉ Évaluation mutuelle qui débutera en février 2026. La Centif met en œuvre un plan de travail structuré et séquencé sur 18 mois, intégrant un chronogramme, la définition des rôles et responsabilités, ainsi qu’une planification budgétaire dédiée pour garantir la disponibilité des ressources humaines, financières et logistiques. D’abord, nous assurons le Secrétariat permanent d’une coordination nationale, appuyée par un engagement politique affirmé au plus haut niveau. La lettre circulaire du Premier ministre et le dispositif de gouvernance mis en place garantissent la participation active de l’ensemble des ministères, autorités de contrôle, autorités d’enquêtes et de poursuites pénales, professions assujetties, entre autres.
Ensuite, nous harmonisons les statistiques et consolidons les données probantes, afin de démontrer la conformité technique, mais aussi l’efficacité réelle du dispositif. Cette démarche inclut la mise à jour des indicateurs, l’uniformisation des bases de données et la préparation des réponses aux questionnaires des évaluateurs du Giaba. J’en profite d’ailleurs pour remercier l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd) qui a développé une plateforme dédiée à la collecte de ces informations, adoptée par les acteurs le 4 novembre dernier. Parallèlement, la Centif renforce les capacités des acteurs sur plusieurs thèmes et participe à la consolidation du cadre législatif et réglementaire, afin de préserver les avancées qui ont permis la sortie du Sénégal de la liste grise et de combler les lacunes résiduelles identifiées. Quels progrès reste-t-il à réaliser pour le Sénégal après sa sortie de la liste grise du Gafi ? Le Sénégal est certes sorti de la liste grise en octobre 2024, mais la vigilance doit rester de mise.
Pour éviter d’y retourner, il est indispensable de maintenir le rythme des réformes engagées. Il convient également de renforcer la supervision du secteur non financier, afin de combler les zones de vulnérabilité. Enfin, une préparation efficace de la troisième évaluation mutuelle constitue un enjeu majeur pour consolider les acquis et garantir la conformité du dispositif national.
Vous accordez une importance particulière à la sensibilisation et à la formation des journalistes. Pourquoi cet axe constitue-t-il une priorité et quel impact en attendez-vous ?
Ce n’est pas un choix anodin, c’est une nécessité stratégique. La lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme est un domaine technique, exigeant, parfois complexe, et qui touche à des enjeux essentiels pour la stabilité économique, la confiance du public et la réputation internationale du Sénégal. Dans ce contexte, les professionnels de la presse occupent une place centrale. Ils sont ceux qui informent, qui expliquent, qui rendent intelligible ce qui pourrait être réservé à quelques spécialistes. Leur rôle est déterminant pour garantir une information fiable, éviter les amalgames et contribuer à une culture collective de conformité, de transparence et de responsabilité.
C’est précisément pour cela que l’après-midi du colloque sera consacrée à une session de renforcement de capacités des professionnels des médias. Nous voulons leur offrir un espace pour comprendre le cadre juridique, institutionnel et opérationnel de la Lbc/Ft/Fp, appréhender le mandat de la Centif, assimiler les typologies criminelles qui affectent notre pays et notre région, en échangeant librement avec nos experts.
Entretien réalisé par Elhadji Ibrahima THIAM et Moussa SOW (photos)

