C’est une grand-mère qui a vécu et qui incarne la mémoire vivante de sa culture. Daba Rokhaya Diouf, plus connue sous le nom de Mame Daba, est une femme de poigne. Vivant dans la maison familiale du quartier Ngoulang à Gandiaye, elle est une légende vivante de la culture sérère, précisément de la cérémonie d’initiation des femmes appelée le « Nduut ». Marraine des femmes de par son âge et son expérience, Mame Daba est une saltigué reconnue comme une femme mystique dans toute cette partie de la commune. Depuis plus de 60 ans, elle a assisté à des milliers de cérémonies d’initiation de femmes de sa localité, et elle en est la mémoire vivante. L’invocation de son nom inspire respect et admiration parmi celles qui l’ont choisie comme marraine (Magg Nduut). À l’aube, avec le soleil levant, elle lève un coin du voile du « Nduut», révélant la profondeur et la sagesse de ce rite ancestral.
Qu’est-ce qu’une marraine des femmes ?
Une marraine des femmes est la femme la plus âgée parmi celles qui ont été initiées. Elle possède des connaissances acquises au fil des années et joue un rôle de régulatrice, de gardienne des valeurs morales et culturelles sérères. Dans la vie quotidienne, elle intervient pour régler les conflits entre femmes ou entre époux, toujours dans la plus grande discrétion. Lorsqu’une jeune mariée arrive dans le village, c’est la marraine qui lui prodigue conseils et orientations pour son intégration. Elle supervise également la cérémonie d’accueil et l’initiation, veillant à ce que toutes les étapes du rite soient respectées avec sérieux et dignité.
Expliquez-nous un peu le «Nduut » sérère…
Dans la culture sérère, les hommes ont leurs propres cérémonies d’initiation dès le jeune âge, mais pour les femmes, l’initiation commence à l’occasion du mariage traditionnel. Le matin du « Nduut », la cérémonie démarre par l’accueil de la nouvelle mariée devant la porte de la maison de son époux. Les femmes initiées, au rythme des tambours et des danses traditionnelles, versent du mil et du coton sur la tête de la mariée, qui est assise sur une natte devant les autres jeunes mariées du village. Ce geste symbolique s’appelle le Maagne et marque le premier contact de la mariée avec les enseignements ancestraux. Après cette étape, une autre cérémonie se déroule, réservée uniquement aux femmes initiées. Il s’agit d’encercler le bœuf, le mouton ou la chèvre, accompagnés de chants et de rites secrets. L’animal s’allonge de lui-même avant d’être tué, puis sert pour le repas festif du mariage. Le soir, la cérémonie d’initiation proprement dite commence. C’est un passage obligatoire pour toute femme mariée. Durant toute la nuit, la nouvelle mariée est instruite sur les connaissances de ses ancêtres et préparée à devenir une bonne épouse. Toutes les femmes initiées présentes partagent leurs expériences, enseignent comment se tenir, comment agir et comment se protéger dans la société. La mariée est façonnée à l’image des grandes dames de la communauté. La cérémonie se termine le lendemain par la danse de salutation, marquant officiellement l’entrée de la mariée dans le cercle des femmes initiées. Ce rituel est mythique et secret : la nouvelle initiée ne doit jamais révéler ce qu’elle y apprend, sauf à d’autres femmes initiées comme elle.
Que faire si une femme veut intégrer le « Nduut » sans mariage traditionnel ?
Dans ce cas de figure, si une femme mariée à un homme non sérère ou n’ayant pas fait le rite d’initiation souhaite intégrer le « Nduut », elle doit payer une somme de 15 000 FCfa. Cette somme est remise à trois femmes âgées et initiées qui viennent ensuite la rencontrer. Après ce paiement, la femme attend qu’un autre mariage traditionnel ait lieu. Elle sera alors intégrée à la cérémonie de la nouvelle mariée. Toutefois, elle ne pourra pas participer à certaines étapes, comme le rituel autour du bœuf. Quelle que soit la forme de son mariage, à la mairie, à l’église ou à la mosquée, la reconnaissance dans le village ne se fait qu’après avoir accompli le « Nduut ». Sinon, elle restera considérée comme une fille et n’aura pas accès aux rituels réservés aux femmes mariées. Les rituels sont nombreux et complexes. La cérémonie ne concerne pas seulement la nouvelle mariée : elle est aussi un moment d’éducation et de correction pour certaines femmes déjà initiées. Si une femme se conduit mal envers son mari, sa belle-famille ou ses voisins, le jour du Nduut est choisi pour la réprimander ou la corriger. Parfois, une main levée suffit. D’autres fois, des réprimandes plus strictes sont appliquées. Les relations tendues entre femmes sont également apaisées lors de cette journée. Pour la sécurité, c’est Mame Daba elle-même qui veille sur le site. Quelques heures avant la cérémonie, elle réalise des prières et des rituels pour protéger la mariée et prévenir tout incident. Du début à la fin, elle garantit la sécurité et déjoue les pièges malintentionnés. Cette responsabilité exige un pouvoir mystique, que toutes les femmes ne possèdent pas.
Lire aussi : Gandiaye : la justice coutumière résiste à la modernité
Parlez-nous de l’héritage des pouvoirs mystiques…
Les pouvoirs de Mame Daba sont un héritage familial. Mon père et mon grand-père étaient eux-mêmes saltigués. Je possède la capacité de voir et d’anticiper des événements, ce qui me permet de sécuriser les cérémonies et de protéger les participantes. Aucun acte important n’est réalisé sans mon aval. Depuis plus de 65 ans, j’encadre les cérémonies d’initiation. Je ne connais pas exactement mon âge, mais je fais partie des citoyens ayant voté lors de l’élection qui a opposé Léopold Sédar Senghor à Lamine Guèye. Aujourd’hui, je suis très âgée, proche des 100 ans, mais je continue de transmettre mon savoir et de veiller sur le « Nduut », garantissant que la culture sérère demeure vivante.
Par Babacar Guèye DIOP & Marie Bernadette SENE (textes) et Ndèye Seyni SAMB (photos)